Marsiho

En principe, Marseille tente les artistes, les corrompt et les irrite. Cézanne est le plus sage: il vient peindre à l’Estaque, et va vivre dans la campagne d’Aix. Le plus souvent, Marseille est en horreur aux gens de pensée. Les amateurs de pittoresque ne sont pas des artistes. La marque de l’artiste, son premier retour sur lui-même est de la savoir. L’art commence là où finit cette singerie, comme la pensée où finit l’anecdote. De mille romanciers en est-il plus d’un, qui ne soit pas un simple amateur d’anecdotes. C’est à Marseille, que l’artiste devrait faire un premier séjour pour se laver du pittoresque et s’initier à l’art de vie véritable, celui qui dépouille tout artifice et ne cherche que l’essentiel dans la nudité. Le philosophe ne peut s’établir dans un lieu plus propice à la connaissance, à la condition d’y faire avant tout, sa cure du contingent et du particulier. J’accorde qu’il est plus difficile de se soigner et d’être philosophe à Marseille que partout ailleurs. A vol d’oiseau, la pensée est la dernière denrée qui puisse trouver preneur entre la Major, la Palud et la Cannebière. De Montrdeon à la Joliette, on ne peut que faire fi de cette épice. Dans l’énorme Marseille,on lit et il se vend moins de bons livres qu’en telle petite ville du Nord. La foule ne s’en soucie point, la plus grosse pâture lui suffit ; et la prétendue élite suit la mode, aveuglément. Mistral même se fait moins lire à Marseille qu’à Lyon. Ils diront, peut-être, que je me plains de ne pas être lu ? Soit: mais ne se peut-il pas aussi que je les en plaigne ? Si j’en suis tenté, je m’en console à la vue  de ce qu’ils dévorent. Il y a des tables d’hôte qui coupent l’appétit. Quant aux artistes, les moindres seuls, les plus bruyants, et les moins purs ont quelque occasion de triomphe à Marseille: l’art le plus vulgaire règne souverainement dans notre ville.

MicheleGripal_13690759_10204605756622699_1770045713629479952_n.jpg

©GRIPAL, Pigeon vole ! (2016)

(…) Jamais, je n’ai mieux senti qu’à Marseille combien l’art est peu de choses au prix de la vie, dès qu’il se fait métier et qu’il s’estime. La force de Marseille proclame de toutes parts, qu’on ne doit pas vivre de sa pensée; qu’il est bon d’acheter du blé; non de vendre des vers; que le savon est un objet d’échange légitime,  non la prose de Pascal; qu’il est absurde enfin et peut-être honteux de tirer aliment de son esprit.

 

André Suarés
Marsiho
Grasset, 1933 ; Jeanne Laffitte, 1976

Laisser un commentaire