Car c’est dans la musique seule que se manifeste ce phénomène extraordinaire : que la loi, qui en tout autre domaine ordonne, se trouve ici suppliante, disponible, infiniment dépendante de nous. Derrière cet écran de sons, le Tout s’approche, -nous sommes d’un côté, et, de l’autre, – séparé de nous par rien qu’un peu d’air mouvant, animé par nous, – vibre l’inclinaison de l’étoile. C’est pourquoi je suis tenté de croire, avec Fabre d’Olivet, que dans la musique, ce n’est pas le perceptible à l’ouïe qui est seul décisif, car il peut y avoir telle chose, agréable à entendre sans qu’elle soit vraie ; pour moi qui attache une telle importance à ce que, dans tous les arts, ce ne soit pas l’apparence qui décide, que ce ne soit pas leur « effet » (pas ce qu’on appelle « le beau ») mais la cause la plus profonde et la plus intérieure, l’être enselevi qui, lui, évoque cette apparence, qu’on ne doit pas du tout considérer comme l’équivalent de la beauté, – pour moi je concevrais fort bien que l’on fût initié aux mystères par la connaissance du « verso » de la musique, qui chiffre sacré qui là se divise et de nouveau s’agglomère, et, d’une infinité de morcellements, retombe dans l’unité ; et que, ayant acquis ce savoir et le taisant, le sentiment d’avoir vécu si près de l’invariable, ne pîut jamais complètement disparaître de notre souvenir.
Rainer Maria Rilke
Textes inédits
Ed Seghers. 1959