les journées libres mais pas moi
moi très contraint au contraire
très lié sanglé à ma contradiction ma diction contre-air
quand je travaillais je bégayais
dire contre manquer d’air et trébucher
dire quelque chose contre soi et se prendre pieds et mâchoire dedans
s’asseoir sur ce qu’on dit bailler laisser s’ouvrir la bouche de l’ennui : nul mort n’en sort sec, nulle phrase n’ensorcelle
silencieusement s’étourdir jusqu’au siphon mettre des obstacles entre dire et soi c’est ça le travail
soupeser les cartons de soupe les défaire les plier les porter vides à la benne attendre qu’ils reviennent pleins
remplir les sacs les porter les vider ramener les sacs tout recommencer
le ressac du travail
le bégaiement de l’ordinaire sous l’aboiement de l’ordre
se tenir entre le chaos et l’ordre jouer les intermédiaires
je bégayais même oui était un mot pénible à prononcer il manquait toujours une lettre pour s’accorder
o i
ui
ou
jamais entier le oui
qu’articuler dans une vie de pantin ?
j’ai quitté la boutique mais comme je bégayais j’ai dit bourrique
j’ai démissionné du bourreau ma tête était déjà bien entamée le langage tremblait
pas sous la peur, non, mais comme des petits sauts,
jamais plus hauts, toujours égaux, des petits sauts
vers rien, les étoiles ne brillent pas sous les trop plats
fonds, pop-corn empêché par l’aluminium
j’ai creusé où on m’a dit de creuser
j’ai pris ma pelle et ma pioche j’ai mis mon casque et mes oeillères j’ai vu quand même : le travail est un mensonge
j’ai eu un emploi on m’a donné un emploi du temps
je n’avais plus de temps pour moi
j’étais pillé, employé pour le temps que je représentais
j’ai donné mon temps j’ai donné mon sang j’ai jeté mes gants j’ai mis la main à la pâte j’ai donné la patte à la main qui voulait me la prendre
j’étais du temps on m’a découpé en tranches fines on m’a roulé dans la farine on m’a recouvert de papier je ne pourrais pas me périmer pas m’avarier j’étais salatié j’avais un sal air de pauvre
mentir me taire m’enterrer m’en tirer quand même j’ai tout essayé ça ne marchait pas je ne voyais plus mes pieds ma vie était plane je planais j’étais épié par d’hypothétiques autorités j’étais hypothéqué du matin jusqu’au soir et dans la nuit je voulais recouvrer mes esprits je ne trouvais que des dettes espérant toucher terre je m’effondrais
je n’en étais qu’au début apprenti au coeur apprenti à la pâte apprenti à la farine apprenti aux plumes apprenti vivant apprenti mortel apprenti du vécu j’en pouvais plus j’ai mis le vécu aux vécés j’ai donné la vie aux veaux j’avais salé ils l’ont lêchée j’ai mis la mort au clou elle n’a pas eu mal et l’existence au mont-de-piété elle n’a toujours pas trouvé preneur j’ai mis le savoir en jachère et la connaissance en friche j’ai mis du temps en suspens au-dessus de la tête de quelqu’un d’autre j’ai mis le temps mais j’ai vu la vierge j’ai même vu dieu je lui ai donné une pièce j’espère qu’il s’est acheté un rasoir j’ai revu mes ambitions à la baisse nous ne nous sommes pas reconnus j’ai révisé mon jugement je l’ai su par coeur j’ai tourné la question dans tous les sens elle s’est évanouie j’ai dressé la liste des options elle m’a mordu quand même j’ai pris des décisions je ne pensais pas qu’il faudrait les rendre je me suis acheté une conscience mais c’était une contrefaçon en cherchant à tirer profit j’ai fini par pousser perte et du doute je n’ai obtenu que le maléfice
le métier de mentir et celui de se taire s’interdire n’est pas dire qui l’on est entre deux inepties j’y ai cru j’y ai cuit j’avais la peau brûlée par le silence j’avais la langue coincée entre les dents de quelqu’un d’autre
la question est celle de l’échange
je veux dire : l’échange existe-t-il vraiment ?
je veux dire l’échange autre que celui d’un corps contre une vie
ou bien est-ce la même chose ?
un corps contre un corps ?
une vie contre une vie ?
deux centimes contre un centime ?
j’ai gagné de l’argent j’ai perdu du temps
j’ai jeté mon temps dans le poulailler j’ai donné du grain à moudre
tout picoré
je veux dire l’échange même le plus banal, existe-t-il ?
sans attendre autre chose que ce qu’il est
l’échange en soi, qui ne vaut pas pour ce qu’il pourrait être mais seulement pour ce qu’il est
pour le petit corps qu’il est
pour la petite vie
pour le petit centime
je veux dire : est-ce qu’on peut se contenter du monde ?
se contenter de cette vie ?
de soi ?
de l’autre ?
ce n’est pas la question du bonheur, c’est la question de l’inespéré
j’aurais voulu pouvoir m’en débarrasser la poser par terre et partir sans me retourner je pensais que le travail m’en délesterait elle m’attendait chaque soir dans mon lit double elle me souriait je l’ai retrouvé disait-elle mais j’étais bien en peine de lui répondre car j’étais bien en peine et mal en point
*
puis on quitte bourreau bourique on dit ça va quelque chose meurt mais ça va mieux déjà on ne sait pas où ça va mais mieux c’est certain, l’incertitude revient
quelque chose devait mourir l’autre langue peut-être celle qui nouait la nôtre la rendait convulsive tremblante
or trembler manque à présent
il y a ce pénible vertige de voir s’ouvrir l’espace et de ne pas savoir où aller, comment l’habiter
reste le reste qui est tout mais où l’on peine à s’aventurer
on ne sait on ne serre plus rien on ne sert plus à rien on erre on est un bout de nerf on sent la fin sans avoir rien vu débuter
les journées libres on cherche une fonction quand même un patron les coutures du temps
abscisse ordonnée quelque chose rien
relier les points 1 2 3 4 5 manque déjà
on entend des appels qui ne nous concernent pas
on se lève on décroche ce n’était pas pour nous, rien ne nous cerne plus, les limites sont floues l’espace souffle mais n’éteint rien pas de bougie je bouge joyeux anniversaire-à-rien
puis le coude un mouvement
et le genou un autre
aux saillances osseuses le choix des directions
un mot siffle clair dans la nuit ce n’est pas un oiseau c’est moi
ce qui tremble à présent tremble au-dedans pas contre
ce qui danse et qui dit
tout semble trop léger
tout fuit
pépie pépie
les nuits ne sont pas les mêmes qu’avant
dormir sans lendemain écrase dormir pour
le sommeil n’est pas récupérateur à fouiner dans les rêves pour trouver un semblant de repos ou un ersatz d’extase
au contraire dans les rêves on trouve de nouveaux mobiles dont le balancement nous entraîne où l’on ne pensait pas
les criminels aussi ont des mobiles, s’aperçoit-on, un couteau entre les dents
j’aimerais vivre où je ne pense pas
vivre où je dis c’est tout
la langue reprend son équilibre
le corps bascule
qui est là, qui n’y est pas ?
l’angoisse est une pâte molle avec des clous dedans consolation de l’invisible, de la langue perdue sentie parfois comme un présage et parfois comme un astre
une langue plus noire que la nuit
qui s’enfonce au lieu de surgir
et dans le rêve trouve l’alphabet – serpent de ce qui a été, lézard de ce qui n’est pas encore, anguille du jamais
comment pouvais-je ne plus dire qu’espérais-je retenir ?
le temps ?
le temps consumé par l’angoisse
de n’avoir vécu que pour vivre
vécu sans autre grand dessein que de persévérer
ne pas rater la fin
je voulais me passer du vertige, je me sentais sombrer, mes mots échouaient à appeler au secours, et plutôt que de laisser l’effroi me gagner j’ai choisi de ne plus nommer l’effroi ni le vertige
je me disais : on verra ce que la vie nous réserve
(…)
Antoine Mouton
Chômage monstre
Ed La Contre Allée / Coll La Sentinelle.2017