Répandre la bonne nouvelle

Cinq jours plus tard, Werner monte à bord du bus de Merry Pranksters conduit par Neal Cassady, grand dingue à l’énergie inépuisable, vieil ami de Jack Kerouac et héros de Sur la route et Visions de Cady. Le bus parcourt l’Amérique entière en distribuant des cartons de LSD aux habitants de Houston, de Sioux Falls, de Billlings, car tous y ont goûté et savent que Dieu s’y cache. Werner a déjà laissé infuser sur sa langue deux morceaux d’acide, à San Francisco, mais ça n’avait été qu’errances nauséeuses dans la foule, rien qui aurait pu le préparer à cette journée d’été dans le sud du Montana. Le bus de la joyeuse bande, torses nus et forts, se gare dans une large plaine. Neal Cassady crie depuis deux heures environ comme un apache. Il répartit les buvards, un chacun, ils sont une vingtaine. Il est 3 heures de l’après-midi, le soleil s’étale sur eux comme une marmelade d’abricots. Werner boit de l’eau. Il regarde. Les oreille de coyotes au l ds montagnes. Il arrive bientôt au loin, le vol lent des aigles. Il dit à Ken qu’il va faire un tour et s’élance à travers la prairie en direction des montagnes. Il arrive bientôt au bord d’un lac. Là, la nature commence à lui parler. Plus exactement, il entend tous les sons qu’elle fait, tous les craquements, les rires, il voit les troncs d’arbres qui respirent, les brins d’herbe qui s’adressent à lui dans une langue parfaitement compréhensible faute de mouvements ondulatoires, il voit le vert absolu de toute chose, il est dedans. Il se met à courir, sans pour cela actionner les jambes . LA terre s’amollit sous ses pieds, à leur passage. Le moindre élément du monde est brusquement à sa place, plus rien ne détonne. Il aperçoit une fourmi sur une fleur et s’approche. La fourmi est là où elle  doit être. Il détaille le moindre de ses plis. Le soleil transperce le brin d’herbe qui en devient jaune, Werner ferme les yeux. Il entend tout. Les bruits émis par toutes les fleurs et tous les hommes, tous les cris, les larmes qui coulent, les bruits de balles, les rires, tout sonne à ses oreilles. Il comprend sa place dans tout ça.Son existence est parfaitement absurde et pourtant elle s’inscrit dan un tout. Il comprend aussi, les yeux ouverts à présent devant les couleurs folles traversées de lumière, qu’il n’est le centre de rien. Qu’il est une chose entre les choses où tout se meut.
Il marche longtemps. La vision d’un monde sans moi le bouleverse. Il sent au bout de sa chair tremblotante, devant ce lac gris-mauve depuis lequel les poissons lui envoient des signaux, que les choses circulent sans cesse, énergie, air, couleurs, informations, sons, objets, arbres, êtres vivants. Le monde entier continue à tourner en lui à une vitesse folle, à un degré de conscience surélevé. Il sait déjà qu’il vit réellement ce moment, que ce n’est pas une illusion, que son existence en sera définitivement changée. Le monde n’a pas de centre. Le monde est un réseau infini de données. Nous n’arrivons pas en temps normal à le comprendre, à le voir, à le sentir. Il sent le soleil décliner dans sa chair. Il ouvre les mains. Il est dans un point précis de l’univers infini. Il comprend tout. deux larmes coulent sur son visage.
Deux camarades le retrouvent finalement, allongé dans la forêt, observant le ciel à travers une trouée entre deux pins.
(…)
Ils rentrent à San Francisco sept mois plus tard en décembre 1964, saturés de visions. Comme prévu, Werner ne s’est pas détaché de la sienne, qui a entaillé le réel. L’immense architecture qu’il a entrevue, il veut qu’elle s’incarne de manière aussi tangible dans le monde que dans son cerveau.
Il écrit un long article dans la revue Science dans lequel il parvient à donner une forma précise à sa vision. L’ordinateur moderne, qui est né à la fin des années 1930, est encore pour l’instant une immense boîte, certes complexe, mais guidée par un certain automatisme. Werner pense qu’il doit être la clef de voûte de cette nouvelle communication entre les hommes et les données qu’il entrevoit. Les informations que les ordinateurs échangeront, cette communication fluide et non verbale, intuitive, mouvante, créera un vaste réseau et donc un nouvel homme, moins belliqueux, plus informé, en mouvement constant lui aussi, en accord avec la circulation des choses et des énergies.
(…)psyché1

Début 1992, le web devient public. En 1996, la barre des cent mille sites est dépassée. Internet devient un outil mondial.
-Et Internet, c’est vous ! lui lance Evan Coupland, pigiste à Business Week.
-Non, absolument pas, et c’est ça qui est merveilleux, répond-il, il n’y a pas de raison ni de cause uniques. Internet n’est pas né, comme on le dit, d’une volonté de l’armée américaine de protéger ses installations en décentralisant son organisation. L’idée est née d’une succession presque concomitante de projets et d’idées parallèles, qui tous détenaient une partie du concept, et qui ont été complétés par les autres. Mon article, en 1965, n’était qu’un des détonateurs. Je n’ai pas eu l’idée d’Internet. Personne n’a eu l’idée d’Internet. Nous avons été des centaines à pressentir la chose dans un intervalle de cinq ou dix ans, et cette conjonction a pu donner naissance au réseau. C’est ça qui est extra ordinaire : l’origine du projet a la même essence que le projet en lui-même. Il s’est construit de manière décentralisée, éclatée, en réseau. Le projet d’Internet, à savoir créer un espace sans domination, est né sans chef.
-Logique
-Mais historique. Toutes les révolutions sont nées d’une décision, d’un accord, d’une concertation. Pas celle-là.

 

Pierre Ducrozet
L’invention des corps
Actes Suds.2017

 

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