Al’page

Ces derniers instants sont particuliers, et j’ai toujours peur qu’Anne-Marie m’appelle pour avancer la date de la descente. Je sais que tout va bientôt s’arrêter, du jour au lendemain, touts les rituels, toutes les saveurs qui sont mon quotidien depuis quatre mois. Je sais que je vais devoir abandonner mes gros édredons en plume et la cuisinière à bois, Que je vais devoir faire sans la fraicheur et la brume du matin, sans l’odeur de l’herbe meurtrie par les onglons des brebis, sans l’odeur piquante de leurs crottes et sans l’odeur âpre de leur leur laine. Sans leurs bêlements et et leurs chevrotements, sans les blatèrements des béliers, sans le carillon des clochettes, sans le regard mystérieux des patous. Sans ces bon dieu d’orages que j’aime tant, ces orages tonitruants du Haut-Jura qui finiront par avoir ma peau à en croire certains. Sans le calme, sans la solitude, la tranquillité, la douceur de l’air, évidemment, sans ces moments de relâche à rêvasser face à la forêt du Massacre et, plus au Sud, le crêt de Chalam et sa calotte pelée et, plus loin encore, tout à l’ouest, les cinq éoliennes d’Apremont. Sans mes virées sur les crêtes en surplomb du Léman, face au Mont-Blanc qui fracture l’horizon, en compagnies des promeneurs du dimanche, mais ceux-là je ne les regretterai pas. Sans le silence à la tombée de la nuit quand je me pose devant le chalet avec ma soupe chaude au son des cris des rapaces nocturnes, des rongeurs qui pointent leur museau, des jeunes épicéas qui se balancent, des craquements lointains qui font redouter la présence du lynx ou du loup. J’essaie d’en profiter jusqu’au bout, je passe plus de temps au milieu des bêtes, je leur cause, je les tapote, je les caresses, je les câline comme des chiens, je m’accroupis devant elles et je les attrape autour du cou, je les enlace et je les frictionne, je sais qu’elles aiment ça. Je sais qu’elles vont me manquer, beaucoup, et peut-être que moi aussi je leur manquerai.

La Foudre
Pierric Bailly
P.OL. 2023

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