La haute montagne

Je me suis installé devant la cabane avec ma gamelle pleine, et j’ai dîné très lentement en contemplant les faces nord des Ailefroides. Elles étaient toutes noires, énormes, et sinistres. Ici on ne peut jamais se défaire du sentiment que nous sommes une bagatelle; une brindille. La haute montagne est un lieu interdit à l’homme, trop fragile, trop vivant. Il n’y entre que harnaché comme un astronaute. Ces liens inamicaux découragent les inconstants et tuent les imprudents. Un lieu sans amour, livré à la beauté nue, dont la violence nous rappelle notre précarité sans nom. On peut, dans une prairie ou dans un bois, se sentir plein de tendresse pour le monde en raison de la floraison de la vie qui éclôt partout et jusque sous nos pieds -on a envie d’y construire son foyer. Mais ici, l’immensité morte vous foudroie, vous renvoie à nous-mêmes, à votre insignifiance, vous n’êtes là que pour admirer le sublime et mesurer votre courage. Nul ne pourrait demeurer sur des planètes si inhospitalières, seulement y dresser des séjours précaires, des bivouacs. Les faces nord, imposantes, menaçantes, se dressaient au dessus de moi comme un tribunal.

Chantal Delsol
Le paradis est épars
Editions du Cerf. 2022

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