Ainsi débuta mon initiation. Au cours des semaines et des mois qui suivirent, je vécus d’autres expériences comparables, un incessante avalanche de sévices. Chaque épreuve me paraissait plus terrible que la précédente, et si je réussis plus à ne pas reculer, ce fut que par que par pure obstination reptilienne, une passivité végétative tapie quelque part au fond de mon âme. Cela n’avait rien à voir avec la volonté, la détermination ou le courage. Je ne possédais aucune de ces qualités et plus loin je me laissais pousser moins je ressentais de fierté devant ce que j’accomplissais. Je fus fouété avec une mèche de bouvier; je fus jeté à bas d’un cheval au galop ; je fus attaché sur le toit de la grange pendant deux jours sans rien à manger ni à boire ; la peau enduite de miel, je me tins immobile et nu dans la chaleur du mois d’Août tandis qu’un millier de mouches et de guêpes s’agglutinaient autour de moi ; je restai une nuit entière assis dans un cercle de feu où tout mon corps écorché se couvrit d’ampoules ; pendant six heures d’affilée, je fus plongé et replongé dans une baignoire remplie de vinaigre ; je fus frappé par la foudre ; je bus de la pisse de mangeai du crottin de cheval ; je pris un couteau et me coupai la dernière phalange du petit doigt gauche ; je pendouillai pendant trois jours et trois nuits dans un cocon de cordes accroché aux poutres du grenier. Je fis tout cela parce que maître Yehudi me disait de le faire, et si je ne parvenais pas à l’aimer, je ne le détestais pas non plus pour toutes les souffrances que j’endurais. Il n’avait plus besoin de me menacer. J’obéissais à ses ordres avec une docilité aveugle, sans jamais prendre la peine de me demander quels pouvaient être ses buts. Il me disait de sauter, je sautais. Il me disait d’arrêter de respirer, et j’arrêtais de respirer. Cet homme était celui qui m’avait promis de m’apprendre à voler et, sans jamais le croire, je le laissais me traiter comme si je l’avais cru. Nous avions conclu un accord, après tout, un pacte de notre premier soir, à Saint Louis, et je ne l’oublierai jamais. S’il ne tenait pas parole pour mon treizième anniversaire, je lui ferai sauter la tête à la hache. Il n’y avait rien de personnel dans cet arrangement – c’était simple affaire de justice. Si ce fils de pute me lâchait, je le tuerais, et il le savait aussi bien que moi.
Tant que durèrent ces épreuves, Esope et Maman Sioux restèrent à mes côtés comme si j’étais leur chair et leur sang, le chérie de leurs cœurs.
Paul Auster
Mr Vertigo
Actes Sud – Babel. 1994









