VERTIGO Final 1 Marion

Je dus sonner deux fois avant d’en tendre des pas à l’intérieur, et quand enfin la porte s’ouvrit, j’étais tellement plongé dans mes souvenirs de ma première rencontre avec Mrs Witherspoon qu’il me fallut quelques secondes pour me rendre compte que la femme qui se tenait devant était autre que Mrs Witherspoon en personne : une version plus âgée, plus fragile et plus ridée, assurément , mais Mrs Witherspoon tout de même.
Je l’aurais reconnue n’importe où.Elle n’avait pas pris une ride depuis 1936; ses cheveux teints d’un roux aussi chic; ses yeux bleus et brillants étaient aussi bleus et brillants que jamais. Elle avait alors soixante ou soixante quinze ans, mais elle ne paraissait pas un jour de plus que soixante – soixante-trois au maximum. Toujours habillée à la dernière mode, se tenant toujours aussi droite, elle était venue ouvrir la porte avec une cigarette aux lèvres et un verre de scotch dans ma main gauche.On ne pouvait qu’aimer une telle femme. Le monde avait connu des transformations et des catastrophes indicibles depuis la dernière fois que je l’avais vue mais Mrs Witherspoonétait encore la frangine coriace qu’elle avait toujours été.

(…)
Le reste va sans dire, n’est-ce pas ? Des larmes coulèrent, des histoires furent échangée, nos papotages et notre émotion se prolongèrent jusqu’aux petites heures. C’était le beau temps jadis revenu à Coronado Avenue, et je doute qu’il puisse exister des retrouvailles plus heureuses que ne le furent les nôtres cette nuit là.

(…)
Une nuit, en plein milieu de tout cela, le bruit de ses sanglots ma parvint à travers les murs tandis que je lisais dans mon lit. Je descendis dans sa chambre, nous bavardament un petit moment, et puis je la pris dans mes bras et et l’y gardai tandis qu’elle s’assoupissait. D’une manière ou d’une autre, je finis par m’endormir, moi aussi, et quand je me réveillai le matin je me retrouvai couché près d’elle sous les couvertures du grand lit. C’était le même lit qu’elle avait partagé autrefois avec Maître Yehudi, et désormais mon tour était venu d’y dormir à son côté, d’être l’homme sans lequel elle ne pouvait vivre. Il s’agissait surtout de réconfort, de compagnonnage, de préférer dormi dans un lit plutôt que dans deux, mais ça ne signifie que les draps ne prenaient pas feu de temps en temps. Ce n’est pas parce qu’on devient vieux qu’on cesse d’en avoir envie, et les quelques scrupules que j’éprouvais au début disparurent rapidement. Pendant onze ans, nous vécurent ensemble comme mari et femme. Je n’ai pas le sentiment d’avoir à m’en excuser. Un jour, autrefois, j’avais été assez jeune pour être son fils, mais j’étais désormais plus âgé que beaucoup de grand-pères et qu’on en arrive là, on n’est plus tenu d’observer les règles du jeu. On va où on doit aller, et ce dont on a besoin pour continuer à vivre, c’est ce qu’on fait.
Elle resta en bonne santé pendant la majeure partie de notre vie commune. Vers quatre-vingt-cinq ans elle buvait toujours deux verres de scotch avant le dîner et fumait de tant à autre une cigarette, et à peu près chaque jour la trouvait assez en forme pour aller se bichonner et sortir faire un tour dans sa Cadillac bleue géante. Elle vécut jusqu’à quatre-vingt-dix ou autre-vint-onze ans (je n’ai jamais eu avec certitude quel siècle l’avait vu naître), et son état de n’aggrava que dans les dix-huit derniers mois environ. A la fin, elle était presque aveugle, presque incapable de se lever de son lit, mais elle était toujours elle-même en dépit de tout cela et plutôt que de la mettre dans un établissement de soins ou engager une infirmière pour s’occuper d’elle, je vendis l’affaire et je me chargeai du sale boulot. Je lui devais bien-ça non ? Je lui donnais son bain et lui peignais les cheveux ; je la portais dans mes bras à travers la maison ; je lui nettoyais le cul après chaque accident, juste comme elle m’avait un jour nettoyer le mien.
Ses funérailles furent grandioses. J’y veillai, et ne regardai pas à la dépense …

Paul Auster
Mr Vertigo
Actes Sud – Babel. 1994

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