Kinshasa

Ta populace hagarde et besogneuse éveille la première chute des étoiles
Coins de rue flanqués de vendeuse de pains et d’épinards
Taxis jaunes, chauffeurs aigris, receveurs à l’injure facile
Tes vendeurs de boudins
Tes marchands de journaux
Ton soleil de midi qui brûle la peau
Poisons frits gingembre, ail, piments, noix de muscade
Tes odeurs de manioc chaud
Tes étals de fruits frais aux mille couleurs
Pakapaka, litonge, payi payi, manga, bitabe
Kinshasa,
Mille enfants turbulents, pauvres et débrouillards
Tes communs qui transportent
les lanuges déliées, les atmosphères animées
Routes chaos et nids-de-poule
Matonges dédales obscurs, raccourcis inédits, empreinte de débauche
Fief dispersion
Banditisme à la kinoise
Kinshasa,
Cité noctambule aux chalands funestes et misogynes
Partout, du bruit, du bruit, de la bière !
Ici, des femmes aux chairs fermes que dessinent des pagnes bariolés,
Des frivoles, des impudiques,
La beautance à son excés
La luxure hymne implacable
Là, des coins obscurs, des filles de joie
Professionnelles de la trique à la sauvette
Aux côtés des déviants, des hommes avides bavant l’excitation
Les femmes se terrent,
les femmes se traînent croupes cambrées
Ailleurs des fonctionnaires, éternels impayés, maîtres de la cuite
Ils boivent, ils rient
Ils rient gorge déployée
Plus loin encore, des amis, des amants, des amours en dispute,
Des chiens qui aboient
Des eaux qui stagnent, des moustiques qui tournoient…
Kinshasa, oza lifelo na lola

Joëlle Sambi
et vos corps seront caillasses
L’Arche. 2024

Je suis de ce pays qui appartient à tout le monde et fait de nous des riens. Le Congo.

La seule certitude que l’on a quand on est Congolais, c’est de n’être personne depuis longtemps. Être Congolais c’est être à vide, étranger à soi-même et au monde. Et sous le vide, la lave et la lave de la colère. Un condensé Tchernobyl, un cocktail bien dosé de peur de tristesse, de honte et d’humiliations, et pourtant on sourit.

J’ai grandi dans une immense prison aux barreaux dorés de rouille contre lesquelles mes questions d’enfant puis d’adulte ont rebondi sans arrêt: Kinshasa. Assez riche pour ne pas goûter à la misère, trop pauvre pour échapper à la violence. Petite fille puis femme dans un monde irrémédiablement mâle, stratifiés, sans honte te très vite,très tôt, trop tôt l’entre-deux. L’inconfort de ne pas être dans la team, pas saisir le game, de ne jamais être vraiment tout à fait complètement entière. Ici trop noire, là-bas pas assez. Ici trop grande gueule, là-bas pas assez femme. Alors, j’ai créé mon monde, mes mondes. J’ai appris ç me dire à l’écrit et raconter les contorsions de mes univers en équilibre avec leurs parfums, leurs contradictions, leurs violences. Appris à peindre et à chérir ce vaste clan de riens auquel j’appartiens et dont je suis immensément fière. Fierté de ne pas être femme mais lesbienne, fierté de ne pas être Belge mais Kongo.

Mon art et mes engagements politiques ne sont pas chacun la face d’une même pièce, ils sont la pièce. Ils sont l’or, le cuivre, l’ivoire, la malachite, le sable, le bois et la pierre. Ils sont la matière, le matériau composite de ce qui d’ailleurs n’est pas une pièce mais un objet à inventer.

Ces mots, ces poèmes, ce livre dont pour qu’émerge tout ce que je noie dans le rire, la danse et la musique. Pour donner à ressentir ce qui sourd et naît, sapés de folie et de génie.
Oui ! Tokokita te !

Joëlle Sambi

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