Sarajevo 1995

Il faisait chaud ici au soleil
et les fleurs sèches diffusent
les notes du parfum qu’elles avaient
avant de devenir des couronnes mortuaires
couvrant des taches de sang.
Passer dans cette rue n’était pas dans ses habitudes,
c’était très loin du trajet qu’elle empruntait
pour aller travailler et à l’écart des files d’attente
qui depuis la guerre
avaient redessiné le paysage.
Au soleil, accroupie contre le mur, les yeux mi-clos,
elle revoit ce jour où, devant la boulangerie
elle avait attendu que son fils la remplace dans la file d’attente
tandis qu’elle allait acheter du lait pour son bébé.
Elle l’avait laissé là,
ce que sa propre ère n’aurait jamais fait.
Elle le revoit, son grand fils,
ses cheveux noirs sous la casquette bleue de son père,
et dans ce visage elle retrouve les traits de ce père,
ceux de son propre père et ceux du bébé endormi
contre son épaule couverte d’un châle en laine.
Si elle plisse les yeux pour regarder le soleil en face,
tous les trois ne feront plus qu’une seule personne,
un mélange de passé et de présent, jusqu’à cet instant,
o^ù, à mi-chemin entre le magasin où il n’y avait plus de lait
et la file d’attente, une explosion déchira la rue,
et tout ce qui venait de son propre père
encore si vivant dans le corps de son fils,
et son fils lui-même partirent en lambeaux.
Aujourd’hui elle n’a plus personne pour chérir ses vieux os.
Restent les photos de son père et celle de son bébé
avec la fossette sur son petit menton,
disposées sur le mur épais où s’affiche aussi la vie de son fils.
Le soleil pénètre sous ses paupières
comme pour arracher d’elle ces vieilles images,
il les consume jour après jour,
jusqu’à ce qu’elles s’évanouissent.

Hettie Jones
Drive.
Ed Bruno Doucey. 2021

Sarajevo bombardée, 15 mars 1996. ©Copyright (c) 2011 Northfoto/Shutterstock.

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