>>> music: Yan Tiersen au Piano
Eri poussa un grand soupir et regarda intensément ses mains à plat sur la table. Elles étaient secouées de forts tremblements. Tsukuru se détourna et jeta un coup d’œil vers l’extérieur, dans l’intervalle entre les rideaux qui oscillaient. Le silence était lourd, d’une tristesse âpre et suffocante. Des pensées muettes flottaient, solitaires et pesantes, à l’image des antiques glaciers qui avaient creusé la surface de la terre et fait surgir des lacs profonds.
« Tu te souviens des Années de pèlerinage de Liszt et plus précisément d’un morceau que Yuzu jouait souvent ?
(…)
Ils écoutèrent alors Le Mal du Pays, son thème simple, joué doucement d’une seule main.
Cette musique qui se jouait là, au bord d’un lac finlandais, sa parait d’un charme particulier. Tsukuru la ressentait un peu différemment quand il l’écoutait dans son appartement de Tokyo. Mais ici ou là, sur un CD ou un vieux 33-tours, sa beauté intrinsèque demeurait inchangée. Tsukuru revit en esprit Yuzu assise devant le piano du salon familial, en train d’interpréter ce morceau. Penchée sur le clavier, les yeux clos, les lèvres entrouvertes, en quête de mots indicibles. A ces moments-là, elle était au-delà d’elle-même. Quelque part ailleurs.
(…)
Le temps passé se changea soudain en une longue pique acérée qui lui transperça le cœur. s’ensuivit une souffrance argentée et muette, une colonne de glace qui emprisonnait sa colonne vertébrale. L’intensité de la douleur resta immuable. Il retint son souffle, ferma les yeux et l’endura. Alfred Brendel poursuivait son jeu précis et régulier. Après la première année: Suisse, la deuxième année: l’Italie.
Tsukuru réussit alors à tout accepter. Enfin. Tsukuru comprit, jusqu’au plus profond de son âme. Ce n’est pas seulement l’harmonie qui relie le cœur des hommes. Ce qui les lie bien plus profondément, c’est ce qui se transmet d’une blessure à une autre. D’une souffrance à une autre. D’une fragilité à une autre. C’est ainsi que les hommes se rejoignent. Il n’y a pas de quiétude sans cris de douleur, pas de pardon sans que du sang ne soit versé, pas d’acceptation qui n’ait connu de perte brûlante. Ces épreuves sont la base d’une harmonie véritable.
(…)
Il fallait que tous les deux, ici et maintenant, s’étreignent tout leur soûl. Il fallait que, en restant peau contre peau, ils se débarrassent de l’ombre longue du démon. C’était sans doute pour cela que Tsukuru était venu jusqu’ici. Pendant un long moment -combien de temps ?- leurs deux corps restèrent étroitement unis. Les rideaux blancs de la fenêtre continuaient à osciller au gré du vent soufflant sur le lac, les joues d’Eri étaient toujours trempées. Alfred Brendel continuait à jouer la suite de la deuxième année, Italie. Après le Sonnet 47 de Pétrarque, ce fut le Sonnet 104 de Pétrarque. Tsukuru se souvenait de ces morceaux dans leurs moindres détails. Il aurait pu les fredonner. ce fut néanmoins la première fois qu’il comprit pleinement avec quelle intensité il avait écouté cette musique jusque-là.
Ils ne prononcèrent plus une parole. Les mots ici n’avaient aucun pouvoir. Tels des danseurs figés dans leurs mouvements, ils s’étreignaient en silence, confiant leur corps au flux du temps. Un temps où se mêlaient le passé et le présent, et peut-être aussi le futur. Leur deux corps ne faisaient plus qu’un, le souffle tiède d’Eri caressant à intervalles réguliers la nuque de Tsukuru. Il ferma les yeux, s’abandonnant aux échos de la musique, l’oreille tendue vers les battements du coeur d’Eri, auxquels se superposait le cliquetis du petit canot attaché à la jetée.
L’INCOLORE TSUKURU TAZAKI et ses années de pèlerinage
Haruki Murakami
10-18. 2013