Entre deux crises

Depuis la dernière crise de 2007-2009, après laquelle les grandes banques et autres responsables on été largement indemnisés par les états, tous les éléments à risque ont été réactivés, transformés et même décuplés sur les marchés actuels du capitalisme financier. Alors qu’ils préfigurent aujourd’hui une nouvelle crise, celle-ci d’une ampleur encore peu imaginable, voici les cinq conclusions énoncées par Alain Touraine, dans son livre pourtant anticipateur -« Après la crise », qui traitait de la dernière en date, celle dite « des subprimes ».

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1) Ma première conclusion est qu’il ne s’agit plus ici d’une lutte des classes ou d’un combat entre catégories sociales. La crise est le résultat de la rupture imposée par les financiers entre leurs intérêts et ceux de l’ensemble de la population. La société industrielle capitaliste qui comportait des moyens de résistance des salariés, autant que des protections des financiers et des chefs d’entreprises, a été détruite par les actions irresponsables de certains financiers. Notre premier but doit être de reconstruire une société dans laquelle les maîtres de l’économie seront obligés par l’Etat a tenir compte des réactions et des intérêts de la population.

Certains pensent qu’il faut reprendre le chemin des réformes, redonner vie à la social-démocratie. Ce n’est plus mon opinion: les demi-mesures sont aujourd’hui inefficaces, puisqu’il faut avant tout rendre impossibles les conduites qui ont déclenché la crise. Et déjà maintenant les financiers, ayant retrouvé leurs forces, tentent de reconstruire un système financier parallèle beaucoup moins contrôlé que l’activité des bourses de valeurs. Je ne choisis pas de prendre une position radicale: je l’accepte, parce qu’il n’y en a pas d’autre et que pas plus aujourd’hui qu’hier nous ne voyons la possibilité de résoudre les problèmes par la voie de négociations. Nos institutions sont aussi incapables de résoudre les problèmes économiques que les problèmes écologiques.

2) Une deuxième conclusion, plus simple à accepter, est l’impossibilité de revenir au passé, puisque la crise a été déclenchée par des conduites qui ont tourné le dos à une gestion rationnelle. Les sociétés industrielles ont été blessées à mort; on ne peut leur redonner vie.

3) Ma troisième conclusion est que notre seul choix est:ou bien nous abandonner aux crises jusqu’à une catastrophe finale, ou bien reconstruire un nouveau type de vie économique et sociale. Nous n’avons pas à choisir entre le présent et le passé, mais entre une série de crises et un projet de construction de nouveaux rapports sociaux et de nouvelles institutions.

4) C’est pourquoi ma 4° conclusion est la plus importante. Face à un univers économique de plus en plus globalisé, la seule force de défense possible doit être placée au dessus de la réalité sociale et économique, à un niveau au moins égal à celui où s’est formé le système économique global, qu’aucune force sociale ou politique ne peut atteindre. Il s’agit de l’appel aux droits universels de tous les êtres humains: droit à l’existence, droit à la liberté et à la reconnaissance pour les autres de cette liberté, en même temps qu’à des appartenances sociales et culturelles qui sont menacées par le monde inhumain du profit. Ce que nous entendons sur toutes les routes et dans toutes les rues de toutes les villes c’est: “je veux être respecté”; “je ne veux plus être humilié”.
Thème moral contre thème économique: la vie sociale, en effet, affaiblie ou mise en miette par le capitalisme financier, est en contradiction avec les intérêts de l’ensemble de la population. Nous avons besoin avant tout de redonner vie à un humanisme respectueux des demandes de tous les êtres humains.

Il n’y a pas d’affrontement direct entre 2 forces sociales, comme cela avait été le cas autrefois, surtout au début des sociétés industrielles. Mais on continue à voir l’univers économique traiter les êtres humains comme des marchandises ou des machines.

Ce face à face des deux principes placés au-dessus de la vie sociale peut conduire à une “guerre des dieux”, pour reprendre l’expression de Max Weber. La vie de tous serait alors dominée par la violence et par toutes les formes de décomposition des acteurs.

5) Ma 5° conclusion est donc qu’il faut transformer le plus vite possible l’idée générale de respect des droits humains en de nouvelles formes, vivantes et pas seulement juridiques, des rapports sociaux. On doit aussi renouveler les mouvements féminins et la défense d’un développement durable.

Toutes ces conclusions correspondent à différents éléments de l’analyse, mais elles forment un ensemble qui permet de définir clairement les conséquences des crises et donc les moyens de les éviter.

Puisqu’une crise économique est avant tout la rupture d’un système économique et social, c’est à dire de rapports sociaux orientés vers certaines finalités et maintenus en fonctionnement par des interventions publiques, la réponse la plus efficace à une crise est la reconstruction des rapports entre les acteurs économiques, la formulation de leurs valeurs communes, et de nouvelles interventions publiques.

Ce qui rend cette reconstruction possible est que les acteurs, dans leur grande majorité, ne sont pas dirigés seulement par la recherche de leurs intérêts. Cela n’enlève rien de leur importance aux politiques anticycliques et aux contrôles exercés sur les activités financières. Mais il est grand temps de  reconnaître qu’une crise est beaucoup plus qu’une panne, et que c’est l’état général de la vie sociale qui contribue soit à l’aggravation de la crise, soit au redressement de la vie sociale et économique. Il faut surtout proclamer que la démocratie, qui transforme les travailleurs en citoyens responsables, est la condition première du redressement économique et social, au moins dans les pays qui ont déjà choisi la liberté politique contre le totalitarisme.
Nous avons conquis des libertés, il faut les défendre. Mais il faut aussi créer un mouvement qui, partant des demandes et des revendications du plus grand nombre, redonne vie au monde politique en même temps qu’il le contrôle.

Alain Touraine
Après la crise
Ed. du Seuil. Points. 2010

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