C’est un bonheur que de se promener ainsi de bonne heure, les sens rajeunis, l’âme purifiée après s’être plongé et avoir longuement bu aux flots salutaires du nocturne Léthé. On envisage avec une robuste confiance le jour qui vient, mais on éprouve une hésitation délicieuse à le commencer. Il semble qu’on ait reçu en présent, comme la récompense due à une bonne conduite, un laps de temps extraordinaire, libre d’obligations et de pesanteur, situé entre le rêve et la journée. L’illusion de pouvoir mener une vie continue, simple, concentrée et vouée au recueillement contemplatif, nous rend heureux, car l’homme est enclin à prendre son état présent, qu’il soit serein ou agité, paisible ou passionné, pour l’état véritable, particulier et durable de sa vie, et notamment à élever en imagination le moindre hasard heureux au rang de belle règle et d’habitude infrangible, alors qu’il est en réalité condamné à vivre, moralement, d’improvisation et au jour le jour. C’est ainsi qu’en aspirant l’air matinal on se croit libre et vertueux, alors qu’on devrait savoir, et qu’on sait bien, au fond, que le monde a déjà tendu ses rets pour nous y prendre et que dès demain sans doute on restera au lit jusqu’à neuf heures, pour ne s’y être mis qu’à deux heures du matin, échauffé, obnubilé et trop passionnément excité…Qu’importe ? Aujourd’hui l’on est l’homme du sens rassis et des heures matinales, le maître légitime du chasseur que voilà qui vient de nouveau de sauter la grille, dans la joie de voir qu’on semble vouloir passer la journée avec lui et non dans le monde de là-bas.
Thomas Mann
Maître et chien. 1918