Invisibles

Nous sommes tout à fait normaux, il n’est pas prévu d’autre plan que celui d’être normaux, c’est une inclination dont nous avons hérité par le sang. Durant nos générations nos parents ont travaillé à limer la vie jusqu’à lui retirer toute évidence -la moindre aspérité qui pourrait nous signaler au regard éloigné. Avec le temps, ils ont fini par avoir une certaine compétence en la matière, des maîtres de l’invisibilité: la main sûre, l’oeil averti – des artisans. C’est un monde dans lequel on éteint la lumière, en sortant des pièces – les fauteuils sont recouverts de cellophane, dans le salon. Les ascenseurs présentent parfois un mécanisme qui permet d’accéder au privilège de la montée assistée seulement en introduisant une pièce de monnaie. L’utilisation en descente est gratuite, bien qu’en général considérée comme inessentielle. Dans le réfrigérateur on garde les blancs d’oeufs dans un verre, et on va rarement au restaurant, toujours le dimanche. Sur les balcons, des stores verts protègent de la poussière des avenues des petites plantes coriaces et muettes, qui ne promettent rien. La lumière, souvent, est considérée comme une gêne. Guettant la brume, aussi absurde que cela puisse paraître, on vit, si cela peut s’appeler vivre.
Toutefois nous sommes heureux, ou du moins nous croyons l’être.
Dans l’attirail de la normalité réglementaire il faut prendre en compte le fait, incontournable, que nous sommes catholiques – croyants et catholiques. en réalité elle est l’anormalité, l’aberration qui vient renverser le théorème de notre simplicité, mais à nos yeux tout paraît ordinaire, réglementaire. On croit, et il ne semble pas y avoir d’autre possibilité.

(…)
Nous, au contraire, nous avons des grands-pères qui vivent éternellement: ils vont tous les dimanches, y  compris le dernier avant de mourir, dans la même pâtisserie, à la même heure, acheter les mêmes gâteaux. Nous avons des destins mesurés, qui semblent répondre à un mystérieux précepte d’économie domestique. Ainsi exclus du tragique, nous héritons de la bagatelle du drame – en même temps que l’or pur de l’imagination.
Ce qui nous rendra pour toujours médiocres, isolés -et intouchables

(…)
Ainsi, sans le savoir, nous héritons de l’incapacité au tragique, et de la prédestination à la forme mineure du drame: parce que dans nos foyers on n’accepte pas la réalité du mal, et cela reporte à l’infini toute évolution vers la tragédie, amorçant l’onde interminable d’un drame mesuré et permanent – le marécage dans lequel nous avons grandi. C’est un milieu absurde, fait de douleur réprimée et de censures quotidiennes. Mais nous ne pouvons mesurer ce degré d’absurdité car tels des reptiles de marais nous ne connaissons que ce monde, et le marias est pour nous la normalité. En conséquence, nous sommes capables de métaboliser d’incroyables doses de tristesse en les assimilant au juste cours des choses: le soupçon que cela puisse cacher des plaies à panser et des fractures à réparer ne nous effleure pas. De la même manière nous ignorons ce qu’est le scandale, car chaque déviance éventuelle émanant de notre entourage est acceptée d’instinct comme un complément inattendu au protocole de la normalité.

 

Alessandro Baricco
Emmaüs
Gallimard. 2012

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