Mon ami Serge a acheté un tableau.
C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt.
Le fond est blanc et si l’on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux.
Mon ami Serge est un ami depuis longtemps.
–
Mais j’étais bien obligé de lui dire que cette toile, et au prix où il l’a payé…
pour moi, “c’est une merde”.
Marc
(…)
MARC. De mon temps, tu ne l’aurais pas acheté cette toile.
SERGE. Qu’est-ce que ça signifie, « de mon temps » ?!
MARC. Du temps où tu me distinguais des autres, où tu mesurais les choses à mon aune
SERGE. Il y a eu un temps de cette nature entre nous ?
MARC; Comme c’est cruel. Et petit de ta part.
SERGE. Non, je t’assure, je suis éberlué
MARC. Si Yvan n’était pas l’être spongieux qu’il est devenu, il me soutiendrait.
YVAN. Continue, continue, je t’ai dit, ça glisse.
MARC (à Serge). Il fut un temps où tu étais fier de m’avoir pour ami… Tu te félicitais de mon étrangeté, de ma propension à rester hors du coup. Tu aimais exposer ma sauvagerie en société, toi qui vivais si normalement. J’étais ton alibi. Mais…à la longue, il faut croire que cette sorte d’affection se tarit… Sur le tard, tu prends ton autonomie…
SERGE. J’apprécie “sur le tard”.
MARC. et je hais cette autonomie. La violence de cette autonomie. Tu m’abandonnes. Je suis trahi. Tu es un traître pour moi.
(silence)
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Yasmina Reza
« Art » (pièce de théâtre)
Albin Michel. 2009