… Si souvent l’ombre avait rempli ce grand vaisseau, cette arche sur la mer parisienne où déferlaient circulations et émeutes. Les guerres ne nous avaient pas touchés. Bourrés de paille, saisis dans notre guet, le jour nous inondait tout doucement, très gris d’abord, les couleurs s’éveillaient lentement, et c’est seulement pendant quelques heures quelques jours par an que de grandes épées de soleil venaient faire briller les pelages, éveiller d’innombrables reflets.
Souvent seuls les cous des girafes surnagaient au dessus d’un étang de ténèbres où nous flottions silencieusement, humant les fumées et les souvenirs, imperturbablement cherchant notre chemin parmi les estrades et les catégories, quêtant nos appartements , nos origines, distillant dans nos regards de verre la nostalgie des continents où l’on nous avait sacrifiés, car nous sommes tous des fantômes, et ce sont nos momies que l’on va maintenant ensevelir dans cette vallée des anciens rois de la Terre.
D’autres bêlaient, bramaient sans aucun son dans d’invisibles savanes, devant d’indivisibles montagnes, venaient se désaltérer le soir à d’invisibles points d’eau. et ceux qui avaient été séparés par des océans durant leurs vies bondissantes, se rassemblaient ici dans leur tranquillité maintenant si précaire.
Par une galerie vitrée se précipitait la délégation des kangourous, s’arrêtait brusquement nez au vent, narines froncées, faisant passer au travers des armoires des étendues de sable rouge, des eucalyptus et des mimosas.
Dans une autre s’interrompait le comité de vigilance des gazelles, allongeant leurs curiosités timides parmi des froissements d’herbes muettes, des galopades immobiles, des calmes paniques, des tornades gelées.
Les mammifères français dans leur étable transparente regardaient à travers les murs, à travers les rues, les quartiers, les faubourgs, la banlieue, les champs, les taillis, les sous-bois, les forêts, les ravines, les corniches et les glaciers.
Leurs voisins d’Europe écoutaient les chasseurs d’antan, lissaient leurs cornes ou ramures sur les troncs moussus absents, s’enfilaient entre des rochers et cascades, se reposaient au bord de gouffres lointains, faisaient rouler des cailloux jusqu’aux rives des lacs ou redressaient la tête au dessus des fougères.
La salle entière était semblable à la cage thoracique d’une baleine qui nous aurait tous avalés. Parfois la lumière à taches et rayures nous déguisait en girafes ou en zèbres; quant aux ornements de métal ou peinture, ils devenaient vertèbres, cornes, omoplates, phalanges ou sabots.
D’autres baleines ondulaient à l’intérieur de la baleine, et lorsque la pluie battait sur les verrières, tout devenait glauque et houleux, autour des ossements se reformaient les chairs.
Alors les girafes exploraient le fond de la mer, tendaient leur cou pour admirer les éponges sur les rayonnages des récifs, humer coquilles et madrépores parmi les ferroneries d’algues.
Le sable des grands fonds se plissait en losanges et chevrons, les mâts des vaisseaux naufragés s’enracinaient parmi les repaires des marsouins qu’étudiaient les colloques d’ours en cloche à plongée.
Le solitaire okapi n’en croyait pas ses yeux devant les vitraux de la profondeur où flambaient nacre et laque. L’orgue des longues jambes déroulait ses canons au-dessus depanses rousses.
Les bouquetins mélomanes, les éléphants de mer extasiés, les yeux semblables à des entrées de mines d’or, au cœur des ondes écoutaient l’orchestre et le chœur répartis sur tous les gradins, cantates ultramarines inaudibles aux oreilles urbaines, mais traduisibles aux regards de certains humains encore frais.
(…)
Michel Butor
Explorations – LES NAUFRAGÉS DE L’ARCHE
Ed de l’Aire / Lettres d’Or. 1981
Images- Enki Bilal