Le chemin des âmes

On reçoit l’ordre de monter au feu non loin d’un ville appelée Lens. Le bataillon se tasse, le dos au parapet, la tête entre les genoux. Des obus passent en sifflant pour aller fracasser les tranchées ennemies, non loin de là. Mon corps vibre avec la terre. Elijah est à côté de moi. Je lui jette un regard. Il me sourit.

Plus tard, il me dit qu’il fredonnait une chanson à la mode, en ce moment, chez les soldats. Avec ce vacarme, il n’entend pas l’air qu’il fredonne : il sent seulement sa poitrine résonner. Les choses alentour troublent si violemment qu’il s’étonne que le monde ne tombe pas en pièces. Accroupis à ses côtés, les autres attendent, comme lui, la fin du barrage pour monter à l’assaut. Ils ferment les yeux bien fort, les mains devant la figure, Elijah les regarde, ses voisins : moi, Graves, le Gros, Mc Caan, et tous les bleus. Il se demande qui n’en reviendra pas. Le barrage grossit encore. Il n’existe plus rien que du bruit, songe Elijah ; et cette idée le fait rire.

Soudain, tout se tait. Un bourdonnement électrique flotte encore dans ses oreilles et il entend, au fond de lui, sa respiration. Il y a des endroits dans le monde, très loin d’ici, où des hommes ne songent pas à faire ce qu’Elijah et les poilus, attendent de faire. Il les imagine en cet instant précis, couchés près de leur femme ;  il imagine des chasseurs indiens, levés dès l’aube, suivant une piste dans la forêt. Le silence a beau ne durer qu’un instant, pour Elijah, il se prolonge des heures, au rythme de son esprit qui bat comme une montre et de la médecine, dans ses veines, qui éclaire enfin le vrai sens de tout cela – avant que tout ne change, si brutalement, pour tant de vies.

Un sifflement strident retentit. On dirait l’appel solitaire d’un oiseau fou : le ventre d’Elijah se noue. Breech se met à crier : “En avant !” Elijah a attendu toute la nuit ce moment. Il a veillé à injecter juste assez de morphine dans son corps meurtri pour se procurer le calme, mais pas la somnolence. Nous avons bu notre rhum du matin. A présent, nous escaladons le parapet en gueulant. Aussitôt les mitrailleuses se mettent à tousser et les hommes à tomber.

.
Joseph Boyden
Le chemin des âmes
Albin Michel. 2006

pegam-snipers-emgn-8

Personnage historique ayant inspiré ce livre: Francis Pegahmagabow (né le 9 mars 1891, décédé le 5 août 1952), est un héros de guerre canadien. Trois fois récompensé par la Médaille militaire, il s’agit du soldat amérindien le plus décoré de l’histoire militaire du Canada. C’est également le tireur d’élite qui a fait le plus de victimes au cours de la Première Guerre mondiale puisqu’il est crédité de la mort de 378 Allemands et de la capture de 300 autres.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s