Elle avait murmuré à voix basse Et moi ?
Je deviens quoi quand tu pars ? Tu te l’es demandé ? Jamais elle n’avait osé parler d’elle avant, par pudeur, parce que c’était lui, bien sûr, qui prenait tous les risques, elle n’allait pas en plus avoir l’indécence de se plaindre. Mais ce jour-là, elle avait osé
Devant son silence, elle avait continué. Les mots venaient tout seuls, très bas, terriblement distincts. Depuis le début de leur histoire, elle les retenait. Elle avait dit A chaque fois que tu pars, jusqu’à ton retour, je ne vis plus, je t’attends. Je ne m’appartiens plus. Je me sens prise en otage, moi, ici! tu comprends ça ? J’en ai assez Etienne, je n’y arrive plus. Je m’anesthésie, tu comprends ? Et j’ai de plus en plus de mal à me retrouver, après. Même quand tu es là.
Elle avait dit ces mots. Peut-être parce qu’il avait laissé ses bras tomber, qu’il l’avait lâchée.
Il était parti
Avant, il y avait eu son regard. Un regard sans attente, non. Et c’était ça qui était insupportable.
C’est ce regard qui revient. Encore et encore. Et la honte de s’être elle-même traitée d’otage, elle qui vit tranquillement entre ses amis, ses élèves, son travail, dans un pays où la guerre n’apparaît que sur les écrans. La honte et la culpabilité. Elle vit avec ce poids-là depuis qu’elle a appris son enlèvement. Elle aurait voulu ravaler ses paroles. Rien ne tient plus. Tout ce qu’elle a dit est devenu obscène face à sa disparition. Pourtant ce qu’elle a dit, c’est bien sa vérité à elle. Elle y a droit. Mais maintenant ça fait si petit, si mesquin. Il est entré dans la liste de “Nos otages” aux actualités télévisées et elle a senti que quelque chose se refermait qui la tenait encore plus serrée qu’avant. Captive.
Jeanne Benameur
Otages intimes
Actes Suds. 2015