Le matin, je me lève la peur au ventre. Un coup d’œil par la fenêtre et je retrouve les épreuves de la veille intactes, solidement campées sur leurs jarrets d’ogresses. Il faut que je m’en aille, que je coure ce risque pour me prouver que je suis capable de claquer la porte derrière moi. Dehors, les épreuves me narguent. Elles connaissent tous mes itinéraires, je connais tous leurs traquenards ; plutôt me perdre à jamais que m’attarder une minute de plus dans ma chambre. Mais où aller semer l’ombre de Mayensi, l’odeur du sang qui revient polluer mon être, l’horreur de cette nuit où l’horreur s’est muée en cauchemar ? Aucun endroit n’est un abri pour celui qui fuit le bruit de ses pas.
Les mois passent sans m’apporter d’apaisement. J’ai l’impression d’être un esprit frappeur apprivoisé. Quelquefois, je me dis que j’aurais mieux fait de mourir. Les rues blafardes de Casa Blanca, les gens qui se regardent sans se voir, le marasme dans lequel se dissout La Havane tel un cadavre compromettant qu’on cherche à faire disparaître dans un bain d’acide – tout me révulse, me démaille, m’anéantit. Je ne sais plus quoi retenir, ni quoi ignorer. J’admets que je suis un miraculé, cependant le naufrage qui s’est ensuivi relègue quelque chose au rang des soucis ordinaires. Je dérive dans un monde parallèle. La Havane est devenue mon cimetière où, spectre désorienté, je cherche en vain ma fosse. Toutes les tomes sont occupées, et la mienne est introuvable.
-Oublie-la, finit par m’apostropher Panchito un soir de grand silence.
-Que me resterait-il si je l’oubliais ?
-Ta famille , tes amis, tes chansons.
-Ça ne comblerait pas le vide qui est en moi.
-Elle ne t’a causé que des ennuis.
-Ses ennuis me manquent.
Il gonfle les joues.
-Je te plains mon vieux. Tu ne peux pas imaginer combien je te plains.
-S’il te plaît, Panchito. Je suis très fatigué.
-Oui, mais tu n’es pas mort.
-Qu’en sais-tu ?
-Arrête de jouer au martyr. Cette profiteuse n’était pas faite pour toi. ce n’était qu’une allumeuse qui adorait voir les abrutis se rentrer dans le lard pour elle.
Yasmina Khadra
Dieu n’habite pas La Havane
Ed Julliard. Paris. 2016