Partout et nulle part

Quand je suis en voyage, je disparais des cartes. Personne ne sait où je suis. Suis-je à mon point de départ ou déjà sur le lieu de ma destination ? Est-ce qu’il existe un « entre-deux » ? Suis-je comme ces heures du jour escamotées lorsque l’avion va vers l’est ? Ou comme la nuit qui fuit quand l’avion vole vers l’ouest ? Physique quantique – à savoir qu’une particule peut exister dans deux endroits en même temps ? Ou, peut-être, à une autre loi, encore ignorée, donc non étayée par des preuves – faisant qu’on peut douloureusement ne pas exister en un seul et même lieu ?
Je pense qu’il y a beaucoup de personnes comme moi. Des personnes disparues, absentes, qui apparaissent subitement dans les terminaux des aéroports, dans des zones d’arrivées, et qui ne commencent à exister qu’une fois leurs passe ports dûment tamponnés par les employés de la police des frontières ou bien quand un aimable réceptionniste d’un hôtel leur aura remis la clé de la chambre. Sans doute ces gens-là se sont-ils déjà rendu compte que leur être était instable et fortement soumis aux lieux, aux heures de la journée, à la ville, à son climat et à la langue du pays. La mobilité, la variabilité, le caractère illusoire de ce qu’il entreprend, voilà ce qui caractérise l’homme civilisé. Les barbares ne voyagent pas, ils ne font que cheminer d’un point vers un autre, pour un objet précis ou pour lancer une invasion.

 

Olga Tokarczuk
Les Pérégrins
Partout et nulle part
Ed Noir sur Blanc. 2010

prix Nobel de littérature 2018

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