J’ai bu sans cesser de danser pour éteindre le feu des viandes pimentées. J’ai mangé pour ne pas tomber raide, sans cesser de danser. J’ai sué toutes mes eaux. J’ai chanté jusqu’à rendre gorge, et sans que la terre ne cesse de danser j’ai fait l’amour avec Marguicha. JE n’ai pas eu à lui voler son chapeau. Elle s’est approchée de moi, et elle me l’a lancé sur la tête, fièrement. Elle n’avait guère plus de dix-huit ans mais c’était une fille mouche, elle savait regarder un homme dans les yeux. Nous n’avons pas dit un mot. J’ai voulu lui prendre la main. Elle m’a échappé. Je l’ai poursuivie jusque derrière les cabanes, je suis tombé sur elle, nous avons roulé ensemble sur la terre humide qui grondait sourdement comme une bête heureuse et tandis qu’elle me mordait la bouche comme une furie je me suis planté dans son ventre. Nous sommes revenus manger, boire, tourner encore, nous sommes repartis dix fois dans l’herbe noire nous dévorer l’un l’autre et nous jouir dedans. Nous n’étions pas les seuls, tous faisaient comme nous, sauf les vieux et les vieilles assis autour du grand feu du conseil des sages. Ceux-là parlaient famille, fumaient leur pipe ou reprisaient des hardes pendant que les autres à quelques pas d’eux tamaient sur l’océan des délices et s;en retournaient au bal en rajustant les fringues.
Je croyais que ces vieux-là ne pouvaient plus s’émouvoir de rien. Certains avaient plus de cent ans, ils semblaient papoter comme à la porte du cimetière. En vérité, ils étaient au cœur même de la danse. Ils étaient l’œil de notre cyclone. J’ai vu Anronio, au milieu de je ne sais quelle nuit, gesticuler autour d’eux. Il était saoul, comme le vent, il n’avait plus de figure, il n’avait qu’un retard extasié dans une grimace baveuse. Je l’ai cu attraper le chapeau d’une ancêtre et s’en aller en trébuchant aux brins de paille. La bougresse portait ses quatres-vingt ans sur le dos, elle avit craché toutes ses dents dans l’avant-dernière soupe et ses mamelles jui ballottaient devant comme des porte-monnaie de pauvresse. Elle lui a tout de même trotté après, la figure pleine de minauderies enamourées, elle l’a rattrapé, et elle l’a entraînée dans la danse. Ils se sont mis à tourner ensemble en se poussant du ventre. Je ls ai perdus de vue un moment, puis j’ai aperçu la vieille dans le pré, derrière les musiciens. Elle avait empoigné Antonio pour le bout du poncho, et elle le tirait vers une cabane. Elle était vaillante, la biquette, elle n’avait pas l’intention d’en démordre. Lui, le pauvre, résistait à peine, il tanguait comme un cerf-volant. Elle a poussé la porte d’une cabane, ils ont disparu dans l’ombre noire. J’ai pensé : »C’est impossible, Antonio ne vas pas forniquer avec la mère de Mathusalem ! Et elle, qui n’a même pas l’excuse d’être saoule, elle ne peut tout de même pas ouvrir ses cuisses à son arrière-petit-fils ! ». Je me trompais. Elle a pu. Lui aussi. Et je crois qu’à l’instant où ils ont roulé ensemble sur leur paillasse, l’espace d’un éclair aussitôt oublié ils ont touché ensemble au secret de la vie.
Elle prend bien sa source quelque part, la vie. Mais où ? D’où vient cette force qui donne au feu son impertinence, à la terre son appétit d’ogresse, à tout être vivant son désir de jouir du monde ? Demandez à la tempête ce qu’elle pense des convenances, demandez-lui ce qu’elle pense de la mort, de mandez à feu, à l’eau, à l’air, à la terre. Ils n’ont aucune mémoire de ce qu’est la mort, ce mot n’existe pas dans la nature. Un caillou peut vous parler de l’innocence, mais il ne peut pas vous parler de la mort, pas plus que du bien, du mal, de l’utile, de l’inutile. Il ne sait rien de tout cela. Demandez à la vie à quoi elle sert. Elle ne vous répondra pas. A sa manière, elle vous pétera peut-être à la figure, elle vous tournera le dos, et vous croirez qu’elle ne vous aime pas. Mais non, elle ignore tout de nos philosophies, elle ne sait pas ce que signifie le mot « néant », voilà tout. Ce mot, pour elle, n’est qu’un bruit.
Henri Gougaud
Les sept plumes de l’aigle
Le Seuil, 1995