Les instants se suivent les uns les autres, rien ne leur prête l’illusion d’un contenu, ou l’apparence d’une signification; ils se déroulent ; leur cours n’est pas le nôtre ; nous en contemplons l’écoulement, prisonniers d’une perception stupide. Le vide du cœur devant le vide du temps, deux miroirs reflétant face à face leur absence, une même image de nullité. Comme sous l’effet d’une idiotie songeuse, tout se nivelle. Plus de sommet, plus d’abîme, où découvrir la poésie des mensonges, l’aiguillant d’une énigme. Celui qui ne connaît point l’ennui se trouve encore à l’enfance du monde, où les âges attendaient de naître. Il demeure fermé à ce temps fatigué, qui se survit, qui rit de ses dimensions, et succombe au seuil de son propre avenir, entraînant avec lui la matière, élevé subitement à un lyrisme de négation. L’ennui est l’écho en nous du temps qui se déchire, la révélation du vide, le tarissement de ce délire qui soutient ou invente la vie. L’ennui nous révèle une éternité qui n’est pas le dépassement du temps, mais sa ruine. Il est l’infini des âmes pourries, faute de superstition, d’un absolu plat où rien n’empêche plus les choses de tourner en rond, à la recherche de leur propre chute. La vie se crée dans le délire et se défait dans l’ennui.
Emil Cioran
Précis de décomposition. 1949
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