Ils étaient là, tous les trois, dans la cuisine, la bouteille de champagne débouchée sur le plan de travail, mon père, ma mère, et mon frère Abel qui soudain a voulu dire quelque chose, me porter un toast, marquer le coup, si bien que nous nous sommes raidis et avons fait silence, les yeux posés sur lui, attentifs -ma mère, étonnée mais radieuse qu’il prenne cette initiative, s’embarque dans une proclamation solennelle-, il s’est mis en position, a levé son verre à hauteur de joue, et c’est à ce moment-là que j’ai remarqué qu’il s’était changé, avait revêtu une chemisette propre, treize ans paraissant quinze, dégingandé, lunaire, et cette façon qu’il avait de sourire en coin, heureux de nous surprendre, j’ai senti revenir la douleur dans ma gorge, la crue de l’émotion, mais alors, bouleversé lui aussi -sachant désormais que c’était joué, que j’allais partir-, il a bloqué dès la première syllabe, les lèvres retroussées sur un son qui se répétait, revenait, insistait, mais ne parvenait pas à enchaîner les suivants derrière lui, à tracter le mot, la phrase, la prononciation dont il avait pris le risque, le flux de sa parole anéanti avec le premier souffle, comme si les douzaines de séances avec l’orthophoniste, la musculation de l’appareil phonatoire, les exercices respiratoires, comme si toute méthode s’était volatilisée, le langage avait fui de la bouche de mon frère, et ça résonnait dans la pièce, mon père bras croisés serrait sa coupe contre son poitrail, les yeux baissés sur le carrelage, les lèvres closes, luttant sans doute pour ne pas achever lui-même ce toast qui virait à l’épreuve, car devant nous Abel faisait du surplace sans embrayer sa déclaration, le sens de sa parole, son intention aimante, tout cela courait au-devant, fonçait vers moi à toute vitesse, quand lui demeurait loin derrière, et plus il essayait de le rattraper, de revenir à sa hauteur, synchrone, plus je percevais le chaos qui noyait son palais, les phonèmes catapultés contre ses dents, ratatinés les uns sur les autres, et formant maintenant comme un bouchon inexpugnable -b, b, bon, b, bon -, il il progressait si lentement dans sa phrase que ça me rendait dingue, et parfois même revenait en arrière, retournait tamponner cette putain de première syllabe qui obstruait le passage, je le fixais de toutes mes forces, et l’encourageais, hochant la tête, donnant du buste comme de petits coups de butoir dans l’atmosphère à chacune de ses tentatives, puisqu’il me semblait taper contre un mur pour trouver la porte, une ouverture, sa face grimaçante à présent, déformée, les zygomatiques crispés, tremblant, les tempes moites, et le regard noir d’une telle fixité qu’il aurait pu désintégrer la vieille cage à oiseaux dans sa ligne de mire -bon, bon, bon vent à ma gr, gr,gr, à ma gr, gr, à ma grande s, s, s, sœur-, je ne tenais plus, j’aurais voulu débonder cette bouche, abréger le calvaire de mon frère, alors j’ai entrouvert mes lèvres, je les ai remuées pour mimer l’articulation du mot qui ne venait pas, muette, mais ma mère, par sa seule présence, la tension explosive de son corps, m’a intimé d’arrêter ça tout de suite, de la fermer et d’attendre, puisque Abel ne renonçait pas, le champagne giclait de sa coupe à chacun de ses efforts mais il persistait, et quand enfin il a prononcé sa phrase entière -bon vent à ma grande sœur qui a le bas et va partir à la fac-, la chemise et les doigts aspergés, ahuri, triomphant du langage comme d’une tempête, nous avons bu direct comme si de rien n’était.
Maylis de Kerangal
Canoës
Gallimard /Ed Verticales. 2021