Ceux qui aiment marcher en ville sont familiers d’un état particulier de la solitude – une noire solitude ponctuée de rencontres comme le ciel nocturne est ponctué d’étoiles. Celle qu’on ressent à la campagne est de nature géographique : on a quitté la société des hommes (ce pourquoi la solitude s’explique par des raisons géographiques), et du même coup une sorte de communion s’opère avec le monde non-humain. En ville, on est seul parce que le monde est plein d’inconnus, et c’est un luxe d’une rare austérité que de se sentir ainsi étranger parmi des étrangers, de marcher en silence en portant ses secrets et en imaginant ceux des passants. Spécifique au mode de vie urbain, cette identité nulle part enregistrée, infiniment malléable, est un état libérateur pour tous ceux d’entre nous qui veulent s’émanciper des espérances familiales et sociales placées en eux, se frotter à d’autres cultures, changer de peau, fut-ce provisoirement. Impassible, les sens aiguisés, on ne s’implique pas dans cet état d’observation qui fournit la distance idéale à la réflexion ou à la création. A petites doses, la mélancolie, le sentiment d’étrangeté, l’introspection comptent parmi les plaisirs les plus raffinés.
L’art de marcher
Rebecca Solnit
Actes Sud. 2002
