Rencontre légendaire

En 1941, partant pour l’émigration aux États-Unis, André Breton s’arrête à la Martinique; pendant quelques jours, il est interné par l’administration vichyste; puis, relâché, en se promenant dans Fort-de-France, il découvre dans une mercerie une petite revue locale, Tropiques; il en est ébloui à ce moment sinistre de sa vie, elle lui apparaît comme la lumière de la poésie et du courage. Rapidement, il fait connaissance avec l’équipe de la rédaction, quelques jeunes gens entre vingt et trente ans, regroupés autour d’Aimé Césaire, et passe tout son temps avec eux. Plaisir et encouragement pour Breton. Inspiration esthétique et inoubliable fascination pour les Martiniquais.

Quelques années plus tard, en 1945, Breton, sur le chemin du retour en France, s’arrête brièvement à Port-au-Prince, en Haïti, où il donne une conférence. Tous les intellectuels de l’île sont là, parmi eux les très jeunes écrivains Jacques Stephen Alexis et René Depestre. Ils l’écoutent, aussi fascinés que les Martiniquais quelques années plus tôt. Leur revue, La Ruche (encore une revue ! oui, c’était alors la grande époque des revues, époque qui n’est plus là), consacre un numéro spécial à Breton ; le numéro est saisi, la revue interdite.

Pour les Haïtiens, la rencontre fut aussi fugitive qu’inoubliable : j’ai dit rencontre ; pas fréquentation ; pas amitié ; pas même alliance ; rencontre, c’est à dire: étincelle ; éclair ; hasard. Alexis a alors vingt-trois ans, Depestre dix-neuf ; ils ne sont informés du surréalisme que très superficiellement, ne sachant rien, par exemple, de sa situation politique (la rupture à l’intérieur du mouvement) ; intellectuellement aussi avides que vierges, ils sont séduits par Breton, par son attitude de révolte, par la liberté d’imagination que prône son esthétique.

Alexis et Depestre fondent en 1946 le parti communiste haïtien et ce qu’ils écrivent est d’orientation révolutionnaire ; cette littérature, on la pratiquait alors dans le monde entier où, partout, elle se trouvait sous l’influence obligée de la Russie et de son « réalisme socialiste ». Or, pour les Haïtiens, le maître n’est pas Gorki, mais Breton. Ils ne parlent pas du réalisme socialiste; leur devise, c’est la littérature « du merveilleux » – ou du « réel merveilleux ». Bientôt, Alexis et Depestre seront forcés d’émigrer. Puis, en 1961, Alexis revien en Haïti avec l’intention de continuer le combat. Il est arrêté, torturé, tué. Il a trente-neuf ans.

Milan Kundera
Une rencontre
Rencontre légendaire
Gallimard. 2009


Laisser un commentaire