Anima

Dans mon réduit, j’entends souvent les humains parler ensemble. Je les entend aussi se taire. Leur silence n’a pas toujours la même texture. Il y a des silences lourds et des silences vides.
Le sien était plein de sa pensée.
-A quoi on tient ? a-t-il demandé.
-Qu’est ce que tu veux dire ?
-A quoi tu décides de tenir ? Et pourquoi ? Tu n’en sais rien. L’enfant, lui, tient à un morceau de tissu. C’est rien, mais il y tient. Il dort avec, il sort avec. Il y tient. Un morceau de tissu, une chevelure, une peau. Une femme. Des yeux. Un regard. Une femme avec des mots et une façon de mettre tous ces mots-là ensemble. Une façon de se taire et d’hésiter puis de marcher, d’embrasser. Tu crois t’être habitué à la beauté de son visage, et puis, des années plus tard, en rentrant, ça te surprend. Dans le reflet du miroir, un profil en contre-jour et tout ressurgit comme au premier instant quand ça t’est apparu la première fois et que ton cœur a chaviré et s’est mis à battre et que tu ne voulais plus que la vie soit différente de ce qu’elle était à ce moment-là. A quoi tu tiens et à quoi tu décides de tenir et ce que tu perds à la fraction de seconde où tu le perds. Je l’aimais. Elle était libre, brillante. Elle était belle, elle était drôle. Je l’aimais. Je ne sais pas pourquoi je ne ressens plus rien. La mort de Janice me touche plus. Janice, Léonie, des morceaux de tissu froissés, déchirés. Je ne sais plus ce que ça veut dire, « tenir à quelqu’un ». Je tenais à elle. Souvent je me disais que si on se séparait, je ne survivrais pas. Tu as déjà tenu à quelqu’un, toi ?

Wajdi Mouawad
Anima
rattus norvegicus
Ed Leméac. Actes Sud 2012

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