L’esprit d’un enfant est pareil à un baiser sur le front – ouvert et désintéressé. Il virevolte comme virevolte la ballerine au sommet d’un gâteau d’anniversaire avec ses étages de glaçage toxique et sucré.
L’enfant, dérouté par l’ordinaire, entre sans effort dans l’étrange, jusqu’à ce que la nudité l’effraie, le confonde; là il cherche une certaine protection, un certain ordre. Il entrevoit, il glane, assemblant un fol édredon de vérités – des vérités sauvages et nébuleuses, dont c’est à peine si elles frôlent en fait la vérité.
Il arrive que la cruelle intensité de ce phénomène produise un éclat de beauté mais bien souvent il n’est qu’un déchirement dans le chatoiement d’où s’arracher, se dégager. Une colonne de corde qui traverses une arène plus lointaine et éblouissante que jamais.
Tout autour il y a des murs, et l’esprit, en une vague pirouette, saisit des bribes du code – du flamand, des hiéroglyphes ciselés dans la brique.
Des exclamations ! Des questions d’origine, de portée.
Dans notre jeunesse, écrasés par l’impression d’être d’ailleurs, nous contemplons, nous fouillons au-dedans pour tirer l’étranger, l’Indien. Nous trouvons une plaine dégagée, une plaine d’or. Ou nous trouvons, le plus souvent, un nuage, une course d’homme des nuages. Telles sont nos jeunes pensées.
Puis nous finissons par comprendre. Nous reconnaissons, en nous-mêmes, la main de notre mère, le bras de notre père. Mais l’esprit, c’est encore autre chose. De l’esprit on ne peut jamais être certain.
Car il virevolte comme virevoltent le chien sauvage, l’amarante, la jante d’une roue. Cet aspect de notre être est transmuable et c’est peut-être là que nous trouvons la vraie particularité de la machine. L’esprit est une image. Et là, dans le coin, on devine une spirale. Peut-être est-ce un virus; peut-être un tatouage rituel.
Avec les bras tendus
les yeux bien fermés
une nausée vive
tourne en rond
agitant les cœurs
bourgeons mélancoliques
qui se retournent
comme des gants
Comme il est large, le monde. Comme il est haut. Et l’étoffe de l’esprit -l’esprit chargé se fait bouffant, disséminé comme la graine et le duvet. Car telle est la dent-de-lion. Qu’elle se dénude et qu’elle éclate en mille vœux.
Un vœu particulier
ou juste le vœu de savoir.
Souffle dessus, des chandelles, une étoile… Ce qu’on veut. Un compagnon. Une lune en roue libre. Ou peut-être d’entendre de nouveau ainsi qu’on entendait enfant. Une musique – curieuse, optimiste, aussi simple et furtive que l’appel du quadrille qui pénètre la nuit d’été. Des rondes de rire et de délice qui s’étendent. Tout le monde danse, danse et c’est tout.
Et là on serait attiré, telles la phalène et la luciole, par un calme distordu. La salle, ornée de lumières colorées, s’efface…on s’en irait dans l’herbe haute, alléché par un autre appel -qu’elle est jolie cette plainte, on dirait un violon en fleur.
La musique des glaneurs qui accomplissent leur tâche. Elle se tord, elle s’allonge, elle secoue le silence. On rassemble ce qui doit être rassemblé. Ce qui fut délaissé. Ce qui fut adoré. Des bribes d’esprit humain passées, on ne sait comment, entre les mailles du filet. Prises dans un tablier. Cueillies par une main gantée.
C’est tout cela qui forme le nuage. Et c’est ainsi que le ciel ressemble à l’opéra humain. La promenade turbulente. Il attire l’œil paresseux. Il apaise les cœurs las en un jeu de mouvements qui annoncent la simplicité.
Les glaneurs accomplissent leur tâche. Sans salaire, sans contrat, avec une grâce singulière et collective.
C’est là un phénomène inexplicable. Car l’on s’engage dans cette voie sans attente ni dessein. Et là, perdu dans ses pensées, on sentira peut-être une petite tape sur l’épaule, on se trouvera peut-être dans le lointain, en un tourbillon de poussière, ballotté et forcé à une halte soudaine.
Avec un tel fardeau levé, une telle gloire dans la main et un espoir fulgurant comme si on avait un rendez-vous, un dos-à-dos avec le soleil couchant.
Patti Smith
Glaneurs de rêves. 1992. (Woolgathering)
Gallimard. 2014
Un texte magnifique !
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