De Taranto à Santa Maria di Leuca, Juillet
Je vole le long de la côte la moins connue d’Italie: je suis happé par un tel bonheur à voir les choses que j’en deviens presque aveugle. En fait, tout ici tend vers le non-être: la côte plate, les villages arabo-normands (arabes dans la partie modeste, normands dans la partie noble, églises et remparts), la mer. Tout semble absorbé, étourdi par la lumière. Je reprends vie à Gallipoli. Centre mystérieux, qui existe dans une région qui n’existe pas. Du reste c’est une ville à part entière, un Etat, un peu comme Cutro. Parfaite, là encore, comme Taranto, qui s’offre, éclatant sur une mer délicieuse, pure, sauvage. dans cet ensemble élancé de maisons blanches qui cernent les bords de mer et les môles, on mène une vie autonome, presque riche, dirait-on, comme s’il n’y avait pas de solutions de continuité avec l’une ou l’autre période de l’Antiquité, que, pour ma part, je ne connais pas et n’ai pas le temps de comprendre: le démon du voyage me pousse là-bas, vers l’extrême pointe.
On y arrive doucement, alors que tout autour la région se transforme, bouge par légères ondulations, se couvre d’oliviers.
Santa Maria di Leuca s’étend, au bord de la mer, en une suite de villas Liberty, luxueuses, roses et blanches, toutes décorées, entourées de charmants jardins: elles semblent abandonnées depuis peu. Il en va de même pour le très beau littoral, brûlant, qui, lui aussi, semble oublié: et, plus loin, cette vaste rotonde décrépie. Quelque part sur le bord de mer, sous le soleil féroce, un bus est arrêté, avec une radio allumée. Quelques personnes sont assises sur les marches d’une construction publique, à l’ombre.
(…)
Rodi Garganico, juillet
Il est à peine minuit, et je suis seul. Mais seul comme peut l’être un spectre. Ils sont tous enfermés dans leurs maisons, les petits bourgeois de Foccia en vacances, les habitants de Rodi, qui, demain matin, devront se lever à trois heures, pour aller aux champs avec un mulet. On a sonné un mystérieux couvre-feu: personne ne le transgresse.
Je me promène sur la petite plage déserte, au pied du village. et dans le silence qu’il y a en moi et en dehors de moi, je sens comme un long, un silencieux effondrement. Toute la côte des Pouilles se relâche dans cette quiétude, après s’être déchaînée sous mes yeux, à mes oreilles, pendant des matinées et des après-midi de chaos pré-humain, sous-humain.
Salento solitaire, sévère comme une lande septentrionale, avec ses villages grecs pris dans des grèves séculaires, puis l’explosion de Brindisi, la plus chaotique, la plus furibonde, la plus grouillante des plages italiennes; et les merveilleux Ottante et Ostuni, les villes du silence du Sud; et Bari, modèle marin de toutes les villes, jusqu’à Gargano: la cathédrale, d’une immense beauté, sur la mer, et, dessous, les garnements aux cheveux noirs, aux cheveux blonds, nus parmi les rochers. Dans ma mémoire, les cathédrales et les pauvres enfants nus, les villes confuses, instables et informes comme des campements, la foule sous les illuminations et les installations des podiums blancs des fanfares sont une seule et sourde rumeur.
Pescara, août
A partir de Francavilla, commencent les grandes plages de l’Adriatique, un nouveau savoir-vivre balnéaire.
La longue route de sable
Pier Paolo Pasolini
Eté 1959. Arlea