Les haïkus…à la source même de l’écriture poétique. Source originelle, archaïque, et par conséquent intemporelle, contemporaine à jamais. Je n’ai jamais été bien certain de ma présence en ce monde, de sa réalité même, du lien qui pouvait m’y unir. Très vite, écrire m’a semblé le plus sûr moyen d’habiter la vie. d’éprouver sa texture. De vérifier son existence même. L’exact contraire de l’évasion. du divertissement. du retrait. qu’il s’agisse d’écrire ou lire, tout est affaire de présence. et c’est à cela que nous invite le haïku: accroître notre présence, densifier notre rapport au réel, aux autres et à nous mêmes. Habiter poétiquement le monde, en somme. rien de plus contemporain. Rien de plus moderne. Rien de plus urgent. en ces temps morcelés, illisibles, concassés par la vitesse, la soif de posséder et l’injonction de produire. (…)
Puisque nos vies sont indéchiffrables, noyées, réduites, il s’agit d’y regarder de plus près encore. d’être attentif au moindre soubresaut, à la moindre étincelle, au moindre souffle, au moindre signe. Comme si tout cela pouvait disparaître à tout moment. (…)
Le brouillard dans lequel nous cheminons sûrement. L’enlisement qui nous guette. L’engourdissement de nos sens. Notre manie d’employer le temps à tout sauf à vivre, à sentir. La vitesse comme une injonction, u idéal. La vulgarité de l’époque, aussi.
Qu’est-ce que vivre pleinement ? Qu’est-ce donc qu’être au monde ? est-on jamais sûr d’y être vraiment ? Comment s’y accorder ? a ces questions le haïku apporte des réponses intemporelles et toujours neuves. Et si ceci explique pourquoi on en lit toujours, cela dit surtout pourquoi il s’en écrit encore.
Sauver l’instant de grâce, l’accord parfait, forcément furtif, instable, insaisissable, l’isoler et lui donner l’éclat d’un diamant…
Pleine lune –
Je vis dans ce monde
Qui pourrait se désagréger en un clin d’œil
Jamais ma quête d’un accord, la recherche d’une pulsation égale à la pulsation du monde, d’une vibration commune me liant au végétal, au minéral, au vivant, au cosmique même, si l’on veut employer de grands mots, n’a été aussi nette, vivante, palpable, concrète. Voilà à quoi nous invitent ces poèmes. Et voilà pourquoi, dans leur intemporalité même, ils demeurent à ce point contemporains et nécessaires. (…)
S’agit-il d’introduire des signes de contemporanéité manifeste ? De les conformer à l’air du temps ? D’y introduire l’écume de l’époque ? (…)
Et si ces poèmes invitent à saisir la vie, c’est en la dépouillant de superflu, de l’agitation vaine, des passions éphémères, des comédies du jeu social, du temps vide de l’utilité économique, pour en traquer la vérité. Et la vérité n’a pas d’âge.
(…) il s’agit de dépasser le strict enregistrement du réel, et d’accorder ces visions à une sensation. Au fond, il s’agit moins de décrire que de ressentir. L’écriture, nue à l’extrême, se dépouille de tout ce qui encombre pour se faire sismographe du moindre tressaillement. A fleur de peau, les yeux, les oreilles grands ouverts, il y a là aussi leçon d’écriture: il faut rester à la surface, s’en tenir à l’épiderme, ne pas s’embourber dans les méandres de la psychologie, du ressassement, et ne se fier qu’aux signes, aux manifestations.(…)
Ils nous offrent ainsi cette dernière leçon de musique et d’épure: less is more. On le sait, pour qu’un son résonne, il faut du silence et de l’espace autour. Le haïku porte cette loi physique à son point d’incandescence, et célèbre les fiançailles, réputées contradictoires, de la rigueur et de l’émotion
Vent d’automne –
Minces comme une feuille de papier
les sentiments humains
La lune et moi
Traduit du japonais et présenté par Dominique Chipot et Makoto Kemmoku.
Points.2011
Préface de Olivier Adam