Emprunter les chemins de traverse revient à laisser derrière soi un monde de compétition, de mépris, de désengagement, de vitesse, de communication au profit d’un monde de l’amitié, de la parole, de la solidarité. Retour aux sources d’une commune humanité où l’autre n’est plus un adversaire mais un homme ou une femme dont on se sent solidaire.
Méthode tranquille de réenchantement de la durée et de l’espace de l’existence, la marche exige d sortir de chez soi, des ornières où se dissipe parfois le goût de vivre. Parcourir les sentiers ou les routes, arpenter les forêts ou les montagnes, gravir les collines pour avoir le plaisir de les redescendre, tout en restant à hauteur d’homme, livré à ses seuls moyens physiques, introduit à la sensation continue de soi et du monde. Anachronique dans le monde contemporain, qui privilégie la vitesse, l’utilité, le rendement, l’efficacité, la marche est un acte de résistance privilégiant la lenteur, la disponibilité, la conversation, le silence, la curiosité, l’amitié, l’inutile, autant de valeurs résolument opposées aux sensibilités néolibérales qui conditionnent désormais nos vies. Prendre son temps est une subversion du quotidien, de même la longue plongée dans une intériorité qui paraît un abîme pour nombre de contemporains dans une société du look et de l’image, de l’apparence, qui n’habitent plus que la surface d’eux-mêmes et en font leur seule profondeur.
(…) elle est le lieu où se défaire des schémas conventionnels d’appropriation du monde pour être à l’affût de l’inattendu, déconstruire ses certitudes plutôt que de s’ancrer en elles. Elle est un état d’alerte permanent pour les sens et l’intelligence, l’ouverture à une multitude de sensations. (…)
La marche est d’abord l’évidence du monde, elle s’inscrit dans le fil des mouvements du quotidien comme un acte naturel et transparent. (…) Elle restaure la dimension physique de la relation au milieu environnant et rappelle l’individu au sentiment de son existence. elle procure une distance propice avec les choses, une disponibilité aux circonstances, plonge dans une forme active de méditation, sollicite une pleine sensorialité. Marcher est un long voyage à ciel ouvert et dans le plein vent du monde dans la disponibilité à ce qui vient. (…)
La marche induit peu à peu une sorte de transe, une douce fatigue imprègne les muscles et libère l’esprit qui n’est plus assujetti à la rumination des soucis. Après quelques heures d’effort les mouvements glissent comme la durée, comme l’eau s’écoule dans le lit de la rivière, dans une sorte d’évidence. La conscience s’est élargie, elle développe une lucidité tranquille sur la progression, sur les incidents possibles du parcours.
La pensée flottante qui naît de la marche est affranchies des contraintes de raisonnement, elle va et vient, enracinée dans la sensorialité, l’instant qui passe. La marche est un élagage des pensées trop lourdes qui empêchent de vivre par leur poids d’inquiétude. « Mes pensées dorment si je les assieds. Mon esprit ne va, si les jambes ne l’agitent », disait Montaigne dans les Essais.
David Le Breton
Marcher -Eloge des chemins et de la lenteur
Editions Métailié.2012