Un nom né d’une blague sur les noms. La chute d’une blague sur les Juifs de Pologne et de Russie qui avaient pris le bateau pour venir en Amérique. Sans aucun doute une blague juive sur l’Amérique et l’énorme statue qui se dresse dans le port de New York.
Mère des exilés
Père des conflits
Donneur de noms mal fichus.
Il suivait toujours les deux routes qu’il avait imaginées quand il avait quatorze ans, il marchait sur les trois chemins en compagnie de Lazlo Flute et tout du long depuis le commencement de sa vie consciente il avait le sentiment persistant que les embranchements et les routes parallèles que l’on a pris ou pas étaient tous empruntés par les mêmes personnes au même moment, les gens visibles et les invisibles et que le monde réel ne pouvait jamais être davantage qu’un simple fragment du monde réel car le réel se composait aussi de ce qui aurait pu arriver mais ne s’était pas produit, qu’une route n’était ni pire ni meilleure qu’une autre mais le tourment de vivre dans un corps singulier faisait qu’à tout moment on ne pouvait se trouver que sur une seule route même si on aurait aussi bien pu se trouver sur une autre, en train de se diriger vers un but complètement différent.
Identiques mais différents, ce qui voulait dire quatre garçons ayant les mêmes parents, le même corps, le même patrimoine génétique, mais chacun vivant dans une maison différente, dans une ville différente, avec sa propre panoplie de circonstances. Poussé de-ci de-là sous l’effet de ces circonstances, les garçons commenceraient à se différencier à mesure que le livre avancerait, ils ramperaient, marcheraient et galoperaient à travers l’enfance, l’adolescence et le début de l’âge adulte en tant que personnages de plus en plus différents, chacun sur sa propre voie distincte tout en restant pourtant la même personne, trois versions imaginaires de lui-même, et lui-même interviendrait comme le Numéro Quatre pour faire bonne mesure, l’auteur du livre, mais il ignorait pour l’instant les détails, il ne comprendrait ce qu’il faisait qu’après avoir commencé à le faire mais l’essentiel était d’aimer ces autres garçons, de les aimer autant qu’il s’aimait lui-même, autant qu’il avait aimé ce garçon qui était mort sous ses yeux par un chaud après-midi de l’été 1961, et maintenant que son père lui aussi était mort, c’était le livre qu’il devait écrire, pour eux.
Dieu n’était nulle part, se dit-il, mais la vie était partout et la mort était partout et vivants et morts étaient unis.
Il n’y avait qu’une chose de certaine. L’un après l’autre les Ferguson imaginaires devaient mourir, comme Artie Federman était mort, mais seulement après qu’il eut appris à les aimer aussi fort que s’ils existaient vraiment, après que la pensée de les voir mourir lui fut devenue insupportable, il allait alors se retrouver seul avec lui-même, le dernier encore debout.
D’où le titre du livre: 4 3 2 1
Paul Auster
4321
Part. 7.4, p 1012
Actes Suds. 2018