L’usage du monde

C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent… Lorsque le désir résiste aux premières attentes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité, c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour ou, pas trop de sûr de soi, on s’en va pour de bon.

Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui nous fait, ou vous défait.

(…) J’étais dans un café e la banlieue de Zagreb, pas pressé, un blanc-siphon devant moi. Je regardais tomber le soir, se vider une usine, passer un enterrement -pieds nus, fichus noirs et croix de laiton. Deux geais se querellaient dans le feuillage d’un tilleul. Couvert de poussière, un piment à demi rongé dans la main droite, j’écoutais au fond de moi la journée s’effondrer joyeusement comme une falaise. Je m’étirais, enfouissait l’air par litres. Je pensais aux neuf vies proverbiales du chat ; j’avais bien l’impression d’entrer dans la deuxième.

 

Nicolas Bouvier
L’usage du monde
Dessins de Thierry Vernet
Ed La Découverte 1963 /1985 / 2014

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