Trois fois la fin du monde

La nuit s’installe, le froid le rappelle à sa fatigue.
L’homme rentre dans sa maison.
En répandant le soir la lumière, la lampe répand la confiance.
Joseph prend un cahier, il raye les réserves rapportées. Il inventorie sa “pièce des stocks” derrière la cuisine. Bientôt, le grand aménagement d’automne sera terminé.
Là-bas, au bout de la Laure, Morinte s’oublie. Dans le bar-tabac la poussière recouvre les mégots. Les journaux restent par terre. Morinte s’endort sous les feuilles mortes. L’ancien ordre s’effrite, l’ancien temps a été tué, l’ancienne branche séculaire de leur temps, la Catastrophe l’a brisée. Sans doute était-elle trop vieille pour se défendre, Joseph ne s’en étonne plus. Ce qui l’étonne, c’est d’avoir si vite oublié le monde des hommes, et qu’il poursuive si tranquillement une autre branche temporelle, une branche neuve, libre et singulière dans laquelle, quand il éteint la lumière par magie, il va disparaître.

Jamais ses mains n’ont été si puissantes.
Tout ce qui arrive naît de ses mains. Une porte repeinte. Les meubles changeant de place. La grange remplie de foin. Les réserves rapportées, triées. Le choix dans ses habits. Les derniers soins du potager.
Le Domaine n’est plus l’exil, c’est sa propre terre. Le bon couteau, la bonne assiette, les bonnes chaussures, la cuillère, la gamelle, comme jadis son téléphone: ça fait partie de lui à l’extrême. Il est le maître des outils, le maître des bêtes vivantes, des pièces.
Il ne demande rien à personne. Il peut tout faire.

Ce soir, j’me tape la courge. J’vais m’manger ça pendant deux jours, en soupe, ce sera très bien.
J’peux tout faire ici, faut juste pas qu’je me blesse en bossant.
Au fond, c’est pas ce que j’ai toujours voulu ? Vivre à la campagne, avoir un chez moi. Maintenant j’y suis. Ces pelouses, cette ferme, c’est chez moi. Gratuitement. Et si je veux peindre en doré l’entrée, je le fais.

(…)

A force de vivre comme dans un rêve et de simplifier à l’extrême son univers, il franchit certaines barrières invisibles, et des lois nouvelles commencent à régner entre les objets et les êtres vivants.

Le travail vient à se réduire. Joseph ne peut couper du bois qu’une heure de temps. La fatigue, la pénombre rapide, les mains raidies l’empêchent de continuer.
Il mange moins puisqu’il travaille moins.C’est une résolution qu’il a prise pour ne pas épuiser ses stocks. Il est content de cette résolution ; elle lui procure une vertu valorisante. Il mange après le footing et avant le coucher. Ça lui suffit.
Il maigrit, ses cheveux réchauffent sa nuque. Sa barbe cache en partie sa balafre.
L’hiver, le ciel est constamment autour de lui,, gris, épais, durant des jours entiers. Il se concentre parfois et tombe en petites gouttes glacées. L’horizon se ferme.
La seule chose en expansion durant ces semaines, c’est le sommeil.
Et une tristesse étrange

 

Sophie Divry
Trois fois la fin du monde
Notabilia. 2018

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