Le bruit des voix, la clarté des lampes à acetylène l’accueillirent comme un refuge bienfaisant.A cette heure de la nuit le Café des Miroirs était plein d’une foule tapageuse qui occupait toutes les tables, déambulait en lente procession à travers la chaussée de terre battue. L’éternelle radio déversait un flot de musique orageuse amplifiée par les haut-parleurs, noyant dans une même confusion la magnificence des palabres, des cris et des rires. Dans ce tumulte grandiose, des mendiants loqueteux, des marchands ambulants, des ramasseurs de mégots s’adonnaient à une forme d’activité plaisante, comme des saltimbanques dans une foire. C’était chaque soir ainsi : une ambiance de fête foraine. Le café des Miroirs paraissait être un lieu créé par la sagesse des hommes et situé aux confins d’une monde voué à la tristesse. Yéghen se sentait toujours émerveillé par cette oisiveté et cette joie délirante. Il semblait que tous ces gens ignoraient l’angoisse, la pénible incertitude d’un destin miséreux. Certes, la misère marquait leurs vêtements composés de hardes innommables, inscrivant son empreinte indélébile sur leurs corps hâves et décharnés : elle n’arrivait pas cependant à effacer de leurs visages la criante allégresse d‘être encore vivants.
Curieuse population ! Yéghen s’ouvrit un passage parmi la foule, heureux de cette promiscuité fraternelle et suprêmement réconfortante. Il se trouvait sur son propre territoire : ici sa laideur s’offusquait personne : au contraire elle acquérait au contact des humbles une espèce de rayonnement. Il fut reconnu et salué par des exclamations amicales. A plusieurs reprises on l’invita à prendre un verre de thé mais il refusa en prétextant de vagues occupations. En vérité, il essayait de trouver Gohar ; celui-ci devait certainement l’attendre, privé de drogue et en prois à la souffrance. La souffrance de Gohar était la seule iniquité qu’il ne pouvait tolérer dans un monde pourtant rempli d’iniquités. Toute la générosité dont il était capable, il la mettait dans le geste d’offrir à Gohar sa portion quotidienne de haschich. Procurer cette parcelle de joie à un homme – ne fût-ce que l’espace de quelques heures – lui paraissait plus efficient que toutes les vaines tentatives des réformateurs et des idéalistes voulant arracher à sa peine une humanité douloureuse. En ce domaine, Yéghen se glorifiait d’être l’apôtre de l’efficacité immédiate et tangible. Les lentes élaborations, les théories savantes destinées à soulager la misère du peuple n’étaient à son sens que sinistres plaisanteries.
Albert Cossery
Mendiants et orgueilleux
Ed Joelle Losfed. Collection Arcanes. 1999