Harkis ?

Le camp Joffre – appelé aussi camp de Rivesaltes, où, après les longs jours d’une voyage sans sommeil arrivent Ali, Yema et leurs trois enfants est un enclos plein de fantômes : ceux des républicains espagnols qui ont fui Franco pour se retrouver parqués ici, dans la zone libre, ceux de quelques prisonniers de guerre d’origine diverse que la dysenterie ou le typhus ont fauchés loin de la ligne de front. C’est depuis sa création, trente ans plus tôt, un lieu où l’on enferme ceux dont on ne sait ^plus que faire en attendant, officiellement, de trouver une solution, en espérant, officieusement , pouvoir les oublier jusqu’à qu’ils disparaissent eux-mêmes. C’est un lieu pour les hommes qui n’ont pas d’Histoire car aucune ds nations qui pourraient leur en offrir une ne veut les y intégrer. Ou bien un lieu pour ceux auxquels deux Histoires prêtent des statuts contradictoires comme c’est le cas des milleirs d’hommes, de femmes et d’enfants qu’on y accueille à partir de l’été 1962.

L’Algérie les appellera des rats.Des traîtres. Des chiens. Des terroristes. Des apostats. Des bandits. Des impurs. La France ne les appellera pas, ou si peu. La FRance se coud la bouche en entourant de barbelés les camps d’accueil. Peut-être vaut-il mieux qu’on les appelle pas. Aucun nom proposé ne peut les désigner. Ils glissent sur eux sans parvenir à en dire quoi que ce soit. Rapatriés ? Le pays où ils débarquent, beaucoup ne l’ont jamais vu, comment alors prétendre qu’ils y retournent, qu’ils rentrent à la maison ? et puis, ce nom ne les différencierait pas des pieds-noirs qui exigent qu’on les sépare de cette masse bronzée et crépue. Français musulmans ? C’est nier qu’il existe des athées et même quelques chrétiens parmi eux et ça ne dirait rien de leur histoire. Harkis ?… Curieusement, c’est le nom qui leur reste. Et il est étrange de penser qu’un mot qui, au départ, désigne le mouvement (harka) se fige ici, à la mauvaise place et semble-t-il pour toujours.

Les harkis, à proprement parler, c’est-à-dire les supplétifs engagés dans des harkas – sorte de détenteurs d’un CDD paramilitaire renouvelable, comme le comprendra plus tard Naïma – ,ne constituent qu’une portion ds milliers de personnes qui peuplent le camp. Ils côtoyent les maghaznis qui travaillaient pour les SAS (section administrative spécialisée) et les SAU (section administrative urbaine), les membres des GMS (groupe mobile de sûreté) et des anciens GMPR (groupe mobile de police rurale) appekés familièrement les Jean-Pierre, les habitants des GAD groupe d’autodéfense à qui l’armée française avait confié fusils et grenades pour protéger leur village), les « auxiliaires musulmans » de l’Etat français (caïds, cadis, amins et gardes champêtres), les élus locaux, les petits fonctionnaires, les militaires de métier, les PIM (prisonniers intérnés militaires, des hommes du FLN capturés par l’armée que l’on forçait à prendre part aux assauts sous haute surveillance), les marabouts, les chefs de zaouïa …

Et à ce bataillon masculin déjà disparate, il faut ajouter l’ensemble des familles qui sont arrivées là, elles aussi, femmes, enfants, vieillards. Tous désignés désormais par le terme de harki.

Est-ce que le fils du boulanger est boulanger ?
Est-ce qu’un coiffeur qui change de métier est toujours coiffeur ?
Est-ce qu’un vendeur de vêtements est tailleur sous prétexte que les deux métiers se ressemblent ?

 

Alice Zeniter
L’art de perdre
2007. Flammarion / Albin Michel

 

 

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