… se réapproprier le langage du progrès.
Réformes ? Et comment ! Remanions de fond en comble le secteur financier. Forçons les banques à construire des réserves plus importantes, de sorte qu’elles ne s’effondrent pas à la prochaine crise. Fragmentons-les s’il le faut, pour que la prochaine fois les contribuables n’aient pas à payer la note sous prétexte que les banques sont « trop grandes pour faire faillite ». Dénonçons et détruisons les paradis fiscaux pour que les riches soient enfin obligés de cracher leur part et que leurs comptables aient quelque chose d’utile à faire.
Méritocratie ? On n’attend que ça. Que les gens soient enfin payés en fonction de leur contribution réelle. Éboueurs, infirmières et enseignants recevraient une augmentation conséquente, évidemment, tandis qu’une ribambelle de lobbyistes, d’avocats et de banquiers verraient leurs salaires plonger vers des chiffres négatifs. Si vous voulez faire un travail qui nuise aux gens, allez-y. Mais il vous faudra payer ce privilège par des impôts plus conséquents.
Innovation ? Carrément. Trop de talents sont gaspillés. Avant, les diplômés des universités les plus prestigieuses faisaient carrière dans la recherche scientifique, le service public ou l’enseignement. Aujourd’hui ils choisissent plus souvent la banque, le droit ou des diffuseurs massifs de publicité comme Google ou Facebook. Quand on pense aux milliards de dollars d’impôts qui sont investis dans la formation des meilleurs cerveaux, juste pour leur permettre d’apprendre à exploiter les autres aussi efficacement que possible, on a le vertige. Imaginez combien les choses seraient différentes si les meilleurs et les plus brillants esprits de notre génération redoublaient d’effort sur les plus grands défis de notre temps. Le changement climatique par exemple, le vieillissement de la population, les inégalités… Là, on pourrait vraiment parler d’innovation.
Productivité ? Il ne s’agit pas d’autre chose. Pensez : chaque dollar investi dans une personne sans abri rapporte au moins le triple en économie de frais de santé, de police et de tribunal. Imaginez ce qu’on obtiendrait en éradiquant la pauvreté infantile. Il est infiniment plus productif et considérablement moins cher, à long terme, de résoudre ce genre de problème que de les « gérer ».
Fin de l’État-nounou ? J’y venais. Coupons court à ces stages de retour à l’emploi pour les chômeurs, à ces formations absurdes, prétentieuses (et qui ne font en réalité que prolonger le chômage), cessons ces procédures dégradantes de dressage des bénéficiaires d’aides sociales. Que chacun reçoive un revenu de base – un capital-risque pour le peuple – qui lui permettra de choisir la trajectoire de sa propre vie.
Liberté ? De la musique à mes oreilles. À l’instant où j’écris, plus d’un tiers de la population active est coincée dans des « bullshit jobs » dépourvus de sens pour ceux qui les occupent. Il y a quelque temps, je parlais de la montée des emplois inutiles devant quelques centaines de consultants. À ma grande surprise, personne ne siffla dans le public. Dans les discussions qui suivirent, autour du pot offert à l’issue de la conférence, plusieurs personnes me confièrent que, bien souvent, une mission sans intérêt mais bien payée leur avait donné la liberté financière de s’engager dans des projets moins lucratifs mais plus gratifiants.
Ces histoires m’évoquèrent ces journalistes indépendants qui sont aspirés par la machine à produire des textes pour les services de relations publiques d’entreprises qu’ils méprisent, mais qui subventionnent ainsi les enquêtes critiques de ces mêmes journalistes sur d’autres entreprises du même genre. Le monde est-il devenu fou ? Apparemment, dans le capitalisme moderne, on finance les choses authentiquement épanouissantes en faisant… des boulots de merde. Il est temps de redéfinir notre conception du « travail ». Quand j’appelle à une réduction du temps de travail, ce n’est pas en faveur de longs week-ends léthargiques. Je nous invite à passer plus de temps à ce qui nous importe vraiment.
Rutger Bregman
Utopies réalistes
Épilogue
Ed du Seuil. 2017
Ed du Seuil. 2017