Je regarde de loin le paquebot, dans une grande indépendance d’âme,
Et au fond de moi une roue commence à tourner, lentement
Les paquebots qui franchissent de mon matin la barre
Apportent à mes yeux en eux
Le mystère joyeux et triste de qui arrive et part.
Ils apportent des souvenir de quais éloignés, d’autres moments
D’une autre façon de la même humanité dans d’autres ports.
Tout accostage, tout appareillage de navire,
Est – je le sens en moi comme mon propre sang –
Inconsciemment symbolique, terriblement
Menaçant de significations métaphysiques
Qui perturbent en moi qui je fus…
A, tout quai est une saudade en pierre !
Et quand le navire se détache du quai
Et que l’on remarque d’un coup que s’est ouvert un espace
Entre le quai et le navire,
Il me vient, je ne sais pourquoi, une angoisse toute neuve,
Une brume de sentiments de tristesseQui brille au soleil dans mes angoisses couvertes de gazon
Comme la première fenêtre où l’aurore vient battre,
Et qui m’entoure comme un souvenir d’une autre personne
Qui serait mystérieusement à moi”
Fernando Pessoa
(Alvaro de Campos)
Les Grandes Odes / Ode maritime
Le livre de l’intraquilité