» (…) Ici même, je sais que jamais je n’approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l’eau, c’est le saisissement, la montée d’une glu froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère -la nage, les bras vernis d’eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles; la course de l’eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l’onde par mes jambes – et l’absence d’horizon. Sur le rivage, c’est la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d’os, abruti de soleil, avec, de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent, avec le glissement de l’eau, le duvet blond et la poussière de sel.
Je comprends ici ce qu’on appelle gloire: le droit d’aimer sans mesure. Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de la mort. Dans un sens, c’est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine des soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. la brise est fraîche et le ciel bleu. J’aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté: elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. Pourtant, on me l’a souvent dit: il n’y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi: ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l’immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C’est à conquérir cela qu’il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me laisse intact, je n’abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque: il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir-vivre. »
« Noces à Tipasa », in Noces,
Albert Camus
Des pages exaltées
Entre 1936 et 1938 naissent les pages véritablement inspirées, parmi les plus belles du siècle, de « Noces à Tipasa ». [En Algérie] Dans les ruines de cette ville romaine qui donne en plein sur la Méditerranée, entre le temple et les sarcophages, entre les dieux et les morts, un jeune homme de 25 ans goûte « l’heureuse lassitude d’un jour de noces avec le monde ». Noces de la terre avec le ciel, de la mer avec le soleil, de la chaleur avec le silence, du présent avec l’éternité. Le passager d’un jour jouit de l’accomplissement de ce monde, qui est son Royaume.
Jacques Darriulat
in « Albert Camus – La pensée révoltée »
Philosophie Magazine.2013