Dès le premier instant où son regard s’était posé sur ce qui était pour lui l’idéal de la beauté, il avait eu l’intime conviction qu’elle serait à lui ; il sentit passer le souffle subtil d’une compréhension réciproque entre leurs deux natures sauvages, et il n’eut pas besoin des sourires encourageants de Mrs. Almayer pour saisir toutes les occasions d’approcher la jeune fille ; et chaque fois qu’il lui parlait, chaque fois qu’il regardait au fond de ses yeux, Nina qui pourtant se détournait avait l’impression que cet être plein de hardiesse qui déversait des mots brûlants dans son oreille consentante était la personnification de son destin, l’homme de ses rêves, téméraire, féroce, prêt à frapper comme l’éclair ses ennemis de son kriss et à éteindre passionnément sa bien-aimée – le chef malais idéal de la tradition de sa mère.
Elle eut avec un frisson de peur délicieux la conscience mystérieuse de son identité avec cet homme. en écoutant ses paroles, il lui semblait qu’elle venait de naître à une nouvelle existence, que sa vie n’était pas complète lorsqu’elle était loin de lui, et elle s’abandonna à un sentiment de bonheur brumeux, tandis que, le visage à demi-voilé et en silence, comme il convenait à une jeune Malaise, elle entendait les paroles de Dain lui livrer tout le trésor d’amour et de passion dont sa nature était capable, avec l’enthousiasme absolu d’un homme que n’entravait aucune influence de conventions civilisées.
Et ils prirent l’habitude de passer bien des heures délicieuses et trop courtes sous les manguiers, derrière le rideau bienvenu des buissons, jusqu’à ce que la voix stridente de Mrs. Almayer leur donnât le signal d’une séparation pénible…
Joseph Conrad
La folie Almayer
Trilogie malaise
T. Fisher Unwin 1895 / NRF 1919
photo: Hedda Morrison