(…)
Je viens à mon tour, vous interroger sur les formes de l’amour et toutes ses merveilles.
Qui d’entre vous peut me répondre ?
Je viens vous interroger sur mon être et ce qui est en moi.
Qui parmi vous peut révéler mon cœur à mon cœur,
Et révéler mon être à mon être ?
Dites-moi désormais, quelle est cette flamme qui brûle en mon sein,
Qui consume ma force et dissipe mes espoirs et mes désirs ?
Quelles sont ces mains, légères, douces et séduisantes,
Qui étreignent mon esprit dans ses heures de solitude
Et versent dans le vase de mon cœur un vin mêlé de l’amertume de la joie
Et de la douceur de la souffrance ?
Quelles sont ces ailes qui battent au-dessus de mon lit dans le long silence de la nuit.
Afin que je reste éveillé, observant -je ne sais quoi ;
Écoutant ce que je n’entends pas, et regardant ce que je ne vois pas ;
Réfléchissant sur ce que je ne comprends pas, et possédant ce que je n’ai pas acquis.
Oui je suis bien éveillé, soupirant,
Car les soupirs et les chagrins me sont plus chers que le bruit et la joie et des rires ;
Je suis bien éveillé dans la main d’une puissance invisible qui me tue et puis me ravive,
Jusqu’à que le jour poigne et remplisse de lumière les recoins de ma demeure.
Après quoi je dors, tandis qu’entre mes paupières flétries les ombres de ma veille vacillent encore,
Et qu’au-dessus de ma couche de pierre plane la silhouette d’un rêve.
*
Et qu’appelons-nous l’amour ?
Dites-le moi, quel est ce secret mystique qui se cache derrière notre vie extérieure,
Et vit au coeur de notre existence ?
Quelle est cette immense libération qui arrive comme la cause de tout effet, et comme l’effet de toute cause ?
Quelle est cette hâte qui assemble mort et vie et fait d’elle un rêve
Plus étrange que la vie et bien plus insondable que la mort ?
Dites-le moi, mes frères, dites-moi, lequel d’entre vous ne voudrait quitter cette existence torpide
Quand l’esprit sent le contact des doigts blancs de l’amour ?
Lqeuel d’entre vous ne quitterait pas son père, sa mère et sa maison natale
Quand l’appelle la promise qu’aime son coeur ?
Lequel d’entre vous ne traverserait pas le désert, n’escaladerait pas les montagnes et ne franchirait pas les océans
Quel jeune homme, en effet, n’irait pas jusqu’aux confins de la terre,
Si l’y attend celle dont le souffle , la voix et le contact lui prodigueront douceur et plénitude ?
Quel homme ne brûlerait pas son âme comme de l’encens Devant un dieu qui voit sa soif et accède à sa prière ?
*
Hier encore je me tenais à la porte du temple
Interrogeant les passants sur les mystères et les bienfaits de l’amour.
Et un homme passa, entre deux âges, décharné et renfrogné, qui me dit:
“L’amour est une faiblesse innée dont nous avons hérité du premier homme.”
Puis un jeune homme, robuste et vigoureux, arriva en chantant :
“L’amour est une résolution qui accompagne notre être, et unit le présent aux temps passés et à venir.”
Alors une femme au visage triste qui passait, soupira :
“L’amour est un venin mortel que des vipères sombres et effrayantes diffusent dans l’espace depuis les abîmes de l’enfer,
Afin qu’il descende en gouttes de rosée sur l’âme assoiffée,
Et l’âme s’en enivre un instant, avant de dégriser pendant un an et de rester morte pour l’éternité.”
Mais une jeune fille, au teint vermeil et les lèvres rieuses, dit :
“Ecoute, l’amour est un nectar que les fiancées de l’aube versent pour les forts
Afin qu’ils s’élèvent dans la gloire devant les étoiles de la nuit, et joyeux à la face de l’astre du jour.”
Sur quoi arriva un homme en habits noirs, arborant une longue barbe qui tombait sur sa poitrine, et il déclara sévèrement :
“L’amour est une stupidité qui vient avec l’aube de la jeunesse et s’en repart avec son crépuscule.”
Et un autre le suivait le visage radieux et serein, qui dit avec une joie tranquille : “L’amour est une sagesse céleste qui éclaire notre oeil intérieur et notre regard extérieur
Afin que nous puissions apercevoir toutes choses comme les dieux.”
Puis passa un aveugle sondant le sol de son vieux bâton, et sa voix geignait quand il dit :
“L’amour est un brouillard dense qui recouvre l’âme et lui voile les spectacles de la vie,
Afin que l’âme ne voit rien que les ombres de ses désirs
Perdues parmi les rochers escarpés,
Et n’entende rien que l’écho de sa voix criant depuis les tréfonds de l’être sensible pour tout illuminer autour de lui,
Afin qu’il puisse apercevoir le monde comme un cortège en marche par les vertes prairies,
Et la vie comme un rêve de beauté entre deux veilles.”
Et après le jeune homme suivait un autre décrépi, et le pas traînant, tremblant, il dit :
“L’amour est le repos du corps triste dans la tombe silencieuse,
Et c’est la sécurité de l’âme dans les places fortes de l’éternité.”
Puis vient un petit enfant qui avait à peine cinq ans ; il courut et cria :
“L’amour c’est mon père, et l’amour c’est ma mère,
Et nul autre ne connaît l’amour que mon père et ma mère.”
(…)
Khalil Gibran
Chants de l’âme et du coeur
A la porte du temple
Ed La Part Commune. 2002
Trad Anne Juni