Le curé l’écouta un moment, puis, lorsqu’il lui sembla qu’il en savait suffisamment, il leva la main pour qu’Elia s’interrompe et lui dit:
« Ecoute, Elia. Je peux aider pour les morts, car je connais les prières. Je peux aider pour l’éducation des enfants car j’ai élevé mes nièces à la mort de mon frère, mais pour les femmes, non, je ne peux rien.
-Mais alors ? demanda Elia, désemparé.
-Alors, je suis calabrais, reprit Don Salvatore, et en Calabre, lorsqu’on est rongé par l’amour, on danse la tarantelle. Il en sort toujours quelque chose. D’heureux ou de tragique. »
Don Salvatore ne s’était pas contenté de conseiller à Elia la tarantelle, il lui avait aussi donné le nom d’une vieille femme, dans le vieux village, une Calabraise, qui s’occuperait de lui s’il se présentait à sa porte à minuit, avec un bidon d’huile d’olive.
C’est ce que fit Elia. Il frappa un soir à la porte de la petite maison. Il fallut un temps infini avant qu’on vienne ouvrir. Une petite vieille au visage de pomme fripée se tenait devant lui. Les yeux perçants. Les lèvres molles. Elia se fit la réflexion qu’il ne l’avait jamais vue au village. Elle prononça quelques mots qu’il ne comprit pas. Ce n’était ni de l’italien ni du montepuccien. Un patois calabrais, peut-être. Ne sachant que répondre, Etia tendit son bidon d’huile. Le visage de la vieille s’illumina. Elle dit d’une voix aiguë: « Tarentella ? », comme si ce seul mot la ravissait, et elle ouvrit la porte.
La maison était constituée d’une pièce unique – comme les maisons d’autrefois. Une paillasse. Un poële. Un seau pour les besoins. Le sol était fait de terre sèche. On eut dit la maison de Raffaele, près du port, dans laquelle les Scorta avaient habité à leur retour de New York. Sans rien dire, la vieille posa sur la table une bouteille de liqueur, lui fit signe de se servie et sortit de la maison. Elia obéit. S’assit à la table et se servit un verre. Il pensait boire de la grappa ou un limoncino, mais le goût de cet alcool n’avait rien à voir avec ce qu’il connaissait. IL vida son verre et s’en servit un autre dans l’espoir d’identifier la boisson. La liqueur descendait dans la gorge comme de la lave. Elle avait un goût de rocaille. « Si la pierre du Sud avait un goût, ce serait celui-là », se dit Elia à son troisième verre. Était-il possible de presser les caillasses des collines jusqu’à obtenir un tel jus ? Elia s’abandonna à la chaleur épaisse de la boisson. Il ne pensait plus à rien. La porte alors se rouvrit et la petite vieille réapparût, suivie d’un homme, aveugle, encore plus âgé qu’elle. Celui-là no plus, Elia ne l’avait jamais vu. Il était sec et maigre. Aussi petit que la femme. Il se mit dans un coin et sortit un tambourin. Alors les deux vieux se mirent à chanter les tarantelles antiques de la terre du soleil. Et Elia se laissa emplir de ces chants millénaires qui disaient la folie des hommes et la morsure des femmes. La vois de la petite vieille s’était métamorphosée. Elle avait maintenant une voix de vierge, nasillarde et haut perchée, qui faisait trembler les murs. Le vieux frappait du pied le sol et ses doigts martelaient le tambourin. Il accompagnait aussi de sa voix les chants de la vieille. Elia se resservie un verre. Le goût de la liqueur avait changé, lui semblait-il. Ce n’était pas la pierre qu’on avait pressée, ce devait être plutôt des éclats de soleil. Le solleone, le « soleil lion », l’astre tyran des mois d’été. La liqueur sentait la sueur qui perle sur le dos des hommes lorsqu’ils travaillent aux champs. Elle sentait le cœur rapide du lézard qui bat contre la roche. Elle sentait la terre qui s’ouvre et se craquelle en suppliant pour un peu d’eau. Le solleone et sa puissance de souverain inflexible, c’est cela qu’Elia avait en bouche.
La petite vieille était maintenant au centre de la pièce et elle s’était mise à danser. Elle invita Elia à la rejoindre. Il but un cinquième verre et se leva. Ils entamèrent, au rythme des chants, la danse de l’araignée. La musique emplissait le crâne d’Elia. Il lui semblait qu’il y avait dans la pièce une dizaine de musiciens. Les chants montaient et descendaient dans tout son corps. Et il comprenait leur sens profond. La tête lui tournait. La sueur lui coulait le long du dos. Il lui semblait qu’il laisser couler à ses pieds sa vie entière. La vieille, qui paraissait si lente et si fatiguée tout à l’heure, bondissait maintenant autour de lui. Elle était partout. Elle l’entourait. Sans jamais le perdre des yeux. Elle lui souriait de sa vieillesse laide de fruit gâté. Il comprenait tout maintenant. Son sang chauffait. Cette vieille qui riait de toute sa bouche édentée, c’était le visage du sort qui s’était si souvent ri de lui. Elle était là, avec toute sa fièvre et sa fureur. Il ferma les yeux. Il ne suivait plus les mouvements de la vieille, il dansait. La musique, répétitive et entêtante, le remplissait de bonheur. Il entendait dans ces complaintes antiques la seule vérité qu’il ait jamais entendue. La tarentelle le possédait tout entier comme elle possède les âmes perdues. Il se sentait maintenant la force d’un géant. Il avait le monde au bout des doigts. Il était Vulcain dans sa grotte surchauffée.chacun de ses pas faisait claquer des étincelles. D’un coup, il entendit une voix monter en lui. C’était celle de la vieille. A moins que ce ne fut celle de la musique elle-même. Ou de la liqueur. Elle disait toujours la même chose. Se répétant à l’infini, au rythme saccadé de la musique:
» Va, homme, va, la tarentelle t’accompagne, fais ce que tu dois. »
Laurent Gaudé
Le soleil des Scorta
Actes Suds 2004. Prix Goncourt