Après le décompte, la nourriture et les divers services se sont raréfiés, et on a même assisté à la disparition de quelques petits projets. Une fois le recennsement terminé, la population estimée de Kakuma avait chuté de huit mille personnes en vingt-quatre heures.
Comment le HCR avait-il pu se tromper autant en nous évaluant avant ce recensement ? La réponse se nomme recyclage. Comme dans la plupart des camps e refugiés, le recyclage avait cours à Kakuma. Même s’ils l’appellent différemment, tous les réfugiés de la planète connaissent cette combine qui repose sur un principe simple : n’importe qui peut quitter le camp et y rentrer sous une autre identité. On garde sa première carte de rationnement et on en obtient une autre en pénétrant à nouveau dans le camp. Ainsi, le recycleur peut manger deux fois plus, ou négocier sa seconde ration pour ses procurer tout ce dont il a besoin et que l’ONU ne fournit pas – sucre, vinade, légumes. A Kakuma, le trafic des cartes en rab a servi d’assise à une économie parallèle de grande échelle, et permis à des milliers de réfugiés de lutter contre l’anémie et les maladies qui en découlent. Les administrateurs de Kakuma pensaient nourrir huit mille personnes de plus qu’il n’y en avait en réalité. Personne ne s’est jamais senti coupable de ce petit arrangement avec les chiffres.
Une économie basée suir le trafic des cartes de rationnement avait ainsi encouragé le commerce. Bien vite, l’habiletté de certaoins leur a permis de prospérer, et une hiérarchie sociale s’est installée. En tant que groupe, les Soudanais étaient en haut de l’échelle ; on était majoritaires dans le camp. Mais d’un point de vue social, les Ethiopiens constituaient la plus haute caste – ils étaient quelques milliers, issus des classes moyennes, à avoir fui le pays en même temps que Mengistu. Ils s’étaient installés à Kakuma I et et y possédaient un bon nombre d’affaires florissantes. Les Somaliens leur faisaient de la concurrence, tout comme les Erythréens. Et si, dans leur pays respectifs, leurs concitoyens étaient en désaccord, dans le camp Erythréens et Ethiopiens cohabitaient pacifiquement. Par ailleurs, des tensions existaient entre Somaliens et Bantous – une ethnie martyrisée dont les familles avaient été transférées dans un autre camp kenyan, Dadaab, à Kakuma. Les Bantous avaient été réduits en esclavage au Mozambique avant d’émigrer au début du XIXe siècle en Somalie, où ils ont été persécutés pendant deux siècles. Il leur était interdit de posséder de la terre, et ils n’avaient pas un seul élu, à quelque niveau que ce soit. La guerre civile qui a embrasé la Somalie dans les années 1990 n’a fait qu’aggraver leur situation : leurs greniers et leurs maisons ont été pillées,les hommes assassinés et les femmes violées. Même s’ils ont fini par être plus de dix-sept mille à Kakuma, les Bantous n’y étaient pas toujours en sécurité. Leur nombre provoquait du ressentiment chez beaucoup de Soudanais, qui considéraient le camp comme leur propriété.
Juste au-dessous des commerçants, on trouvait les officiers du SPLA, puis les Ougandais, qui n’étaient pas plus de quatre cents, la plupart affiliés à l’Armée de résistance du seigneur de Joseph Kony, un groupe rebelle en conflit avec le mouvement de résistance national au pouvoir. Les Ougandais ne pouvaient pas rentrer chez eux ; la plupart étaient des stars dans leur pays, où leur tête était mise à prix. Eparpillés autour du camp, on trouvait aussi des Congolais, des Burundais, des Erythréens et quelques centaines de Rwandais soupçonnés d’avoir participé au génocide et devenus persona non grata chez eux.
Enfin, non loin du bas de l’échelle, on trouvait les mineurs non accompagnés, les Enfants Perdus, qui n’avaient ni argent ni famille, et peu d’espoir auquel se raccrocher.
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Dave Eggers
Le grand Quoi
Une autobiographie de Valentino Achak Deng
2006/2009 Gallimard