Tout ce monde mourait et les corps déchirés par les charognards mouchetaient le plateau. Bientôt les squelettes brûlés d’ultraviolets se réincorporaient à la valse biologique. Cela avait constitué la belle intuition de la Grèce antique : l’énergie du monde circulait en un cycle fermé, du ciel aux pierres, de l’herbe à la chair, de la chair à la terre, sous la houlette d’un soleil qui offrait ses photons aux échanges azotiques. Le Bardo Thödol, Livre des Morts tibétain, disait la même chose qu’Héraclite et les philosophes de la fluctuation. Tout passe, tout coule, tout s’écoule, les ânes galopent, les loups les pourchassent, les vautours planent : ordre, équilibre, plein soleil. Un silence écrasant. Une lumière sans filtre, peu d’hommes. Un rêve.
A l’affût
Les herbivores circulaient, rasant les pâturages au contact des versants et du glacis. A la pliure du relief, là où les déclivités rencontraient l’auge de la vallée, naissaient de petites sources. Passait une file d’ânes sauvages, promenant sur des jambes jamais tremblantes une grâce fragile et une robe d’ivoire. Passait une collone d’antilopes, un voile derrière elles.
–Pantholops hodgsonii, dit Meunier qui parlait le latin en présence des animaux.
Le soleil transhumait la poussière en sillage d’or qui retombait en filet rouge. Les pelages vibraient dans la lumière, donnant l’illusion d’une vapeur. Munier, adorateur du soleil, se débrouillait toujours pour se poster dans les contre-jours. C’était un paysage de désert minéral que des mouvements magmatiques auraient hissé au ciel. Ces spectacles constituaient l’héraldique de la Haute Asie : une ligne de bêtes au pied d’une tour posée sur un glacis. Tous les jours, dans les à-plats arasés, nous prélevions nos visions : des rapaces, des pikas – le nom des chiens de prairie tibétains -, des renards et des loups. Une faune aux gestes délicats adaptée à la violence des altitudes.
Dans ce haut parvis de la vie et de la mort, il se jouait une tragédie, difficilement perceptible, parfaitement réglée : le soleil se levait, les bêtes se pourchassaient, pour s’aimer ou se dévorer. Les herbivores passaient quinze heures par jour, la tête vers le sol. C’était leur malédiction : vivre lentement, occupé à paître une herbe pauvre mais offerte. Pour les carnassiers la vie était plus palpitante. ils traquaient une nourriture rare, dont la rafle constituait la promesse d’une fête de sang et la perspective de siestes voluptueuses.
Sylvain Tesson
La panthère des neiges
Ed Gallimard. 2019
Prix Renaudot 2019