Je vieillis avec la fatigue et rajeunis quand l’ardeur me saisit.
Tout se rétrécit, mais le feu intense demeure en mon être, entretenu par l’aimée. J’ai toujours la curiosité et le goût enfantin du jeu, les aspirations adolescentes, bien qu’ayant perdu toute illusion. Je suis possédé par le monde, possédé par l’espèce humaine, possédé par l’amour, possédé par le mystère, possédé par l’émerveillement, possédé par la révolte, possédé par mon daïmôn.
Dès que nous nous sommes unis, je l’ai entraînée au Pérou, en Colombie, au Brésil dont elle avait déjà étudié les conditions de vie des bidonvilles. Elle a entre autre contribué à la rédaction de La Voie, ce livre si important pour moi. Nous y avons travaillé ensemble sur les questions de l’avenir de la civilisation, et notamment sur l’avenir inséparable des villes et des campagnes. Sabah est présente dans mon travail, même quand on ne la voit pas ou qu’on ne veut pas la voir…
Avec elle, je continue, nos mains liées, à participer au monde, à l’aventure humaine, sur une voie commune. Elle entretient ce que j’appelle moi-même (in petto) ma « mission »: pour une connaissance et une pensée complexes, pour un humanisme régénéré, qui comporte en son noyau la conscience de la communauté de destins et de l’incroyable aventure du genre humain, pour une attention vigilante à l’énorme vague de globalisation techno-économique qui emporte la planète, créant de nouveaux horizons transhumanisants et déshumanisants, provoquant des périls eux-mêmes universels pour l’ensemble du genre humain, à commencer par la dégradation de la biosphère.
Partout, de façon dispersée renaissent et jaillissent les aspirations à une autre vie, et partout le règne du calcul, du profit, de la démesure (hubris) ainsi que le déchaînement de la haine, du mépris, du fanatisme étouffent nos aspirations et produisent des régressions inouïes de conscience dans l’accroissement quantitatif des connaissances.
Quand je regarde mon passé je trouve du réconfort au souvenir des oasis de vie temporaires, des extases personnelles et collectives où je me suis retrouvé en me perdant.
Quand je regarde un futur qui prendre forme sans que je puisse le vivre, je vois incertitude, angoisse, mais aussi le souci de sauvegarder des îlots de résistance si les barbaries devaient à nouveau s’imposer…Je garde l’espoir en l’improbable, déjà survenu de façon salvatrice en décembre 1941.
Enfin, je conserve, bien ancrée en moi, la conscience de ce que disait le vieil Héraclite : Concorde et Discorde sont pères de toutes choses.
Dès l’origine de l’Univers, Eros, en l’occurrence les forces d’association, d’union, de fusion, s’est trouvé à l’oeuvre, inséparable de Thanatos incarnant les forces de dispersion, de conflit, de destruction, de désintégration, de mort.
Et cela fut et continuera pendant des milliards d’années et pour des milliards et des milliards d’êtres physiques, atomes, étoiles, galaxies.
Et cela fut et continuera dans le fabuleux parcours de l’aventure humaine qui commença avec le redressement embryonnaire de la colonne vertébrale chez des primates devenus grands singes, hominiens, puis humains. Aventure qui, incarnée par des génies créateurs et destructeurs, a créé depuis empires, cités, civilisations, œuvres d’art, épopées, mythes, dieux, idées, pour déboucher, à partir du XVe siècle européen, sur l’ère planétaire devenue mondialisation puis globalisation et poursuivant sa route vers quoi, vers où ? On l’ignore.
Ce que je sais c’est que la lutte inextinguible entre Eros et Thanatos ne s’arrêtera pas, qu’Eros, parfois aveuglé, peut œuvrer sans le savoir pour Thanatos.
Je sais que tout est incertain, mais aussi que Thanatos ne sera jamais totalement vainqueur, sinon à la fin de tous les temps, c’est-à-dire de l’univers.
Et je sais qu’au plus profond de moi-même, et définitivement, je dois non seulement prendre le parti d’Eros sans m’aveugler, tout en sachant que nous ne chasserons jamais les ténèbres et que la torche qui nous éclaire nous révélera sans faillir l’immensité de l’ombre et de la nuit.
Ah, si chacun sentait, savait que chaque moment de son existence est un moment, certes infinitésimal mais réel, au cœur d’une épopée où nous devrons nourrir la flamme d’amour qui donne la vie et la consume.
Montpellier, juin 2019
Edgar Morin
Les souvenirs viennent à ma rencontre
Fayard. 2019