– Non, mon Loup, pas la gloire… A-t’elle donc de la valeur ? Et crois-tu que tous les hommes vraiment grands, vraiment accomplis soient devenus célèbres et connus pour la prospérité ?
-Bien entendu, non
-Donc, ce n’est pas la gloire. La gloire, ça n’existe que pour l’enseignement, c’est un truc de maîtres d’école. Ce n’est pas la gloire, Oh non. Mais c’est ce que j’appelle éternité. Les croyants l’appellent royaume de Dieu. IL me semble à moi que nous autres, les exigeants, ceux qui ont une dimension de trop, ceux qui sont nostalgiques, ne pourrions pas vivre s’il n’y avait pas d’autre air à respirer que l’atmosphère de ce monde, si, en dehors du temps, il n’existait pas l’éternité : car c’est elle le domaine du vrai. C’est à elle qu’appartiennent la musique de Mozart et les vers de tes grands poètes, c’est à elle qu’appartiennent les saints, ceux qui ont fait des miracles, souffert le martyre et donné un grand exemple aux hommes. Et de même appartiennent à l’éternité l’image de toute action vraie, la puissance de tout sentiment réel, même si personne ne s’en doute, ne le voit, ne le fixe et ne le garde pour la postérité. POur l’éternité, il n’y a pas de survivants, il n’y a que des contemporains.
-Tu as raison, dis-je.
-Les croyants, poursuivit’elle pensivement, en ont su même plus long que les autres. C’est pourquoi ils ont institué les saints et ce qu’ils appellent « la communauté des saints ». Les saints, ce sont les vrais hommes, les jeunes frères du Christ. Toute notre vie, nous sommes en route vers eux, par chaque bonne action, par chaque amour. Jadis, les peintres anciens représentaient la communauté des saints dans un ciel doré, belle, paisible et radieuse; ce n’est pas autre chose que ce que j’ai tout à l’heure nommé éternité. C’est le royaume qui est au delà du temps et de l’apparence. C’est à lui que nous appartenons, c’est là qu’est notre patrie, c’est là que va notre cœur, Loup des steppes, et c’est pour cela que nous désirons la mort. Là-bas, tu retrouveras ton Goethe et ton MOzart et ton Novalis, et moi mes saints, saint Christophe, saint Philippe de Néri et les autres. Beaucoup de saints furent d’abord de grands pécheurs, car le péché peut être, lui aussi, une voie vers la sainteté, le péché et le vice. Tu vas te moquer de moi, mais je pense souvent que mon ami Pablo pourrait être, lui aussi, un saint caché. Ah ! Harry, nous devons passer par tant d’ordures et d’absurdités pour aller dans notre patrie ! Et nous n’avons personne qui nous conduise, notre seul guide est la nostalgie. »
Ces derniers mots, elle les avait murmurés tout bas, et la chambre était entrée dans un silence paisible; le soleil se couchait et faisait miroiter les lettres d’or au dos des livres de ma bibliothèque. Je pris la tête d’Hermine dans mes mains, je la baisai au front et j’appuyai sa joue contre la mienne, fraternellement; nous restâmes ainsi un long moment. J’aurais aimé demeurer ainsi et ne plus sortir ce soir. Mais, pour cette nuit, la dernière à la veille du grand bel, Maria s’était promise à moi.
Hermann Hesse
Le loup des steppes
Calmann-Levy. 1947