Steppes Kazakhes

J’avance avec l’espoir que le kilomètre suivant me réservera  une heureuse surprise. Ou que la minute d’après apportera quelque changement. Ou même que le fil d’une idée me viendra, égayant la tapisserie de mes pensées. Mais rien ne varie jamais  sous mon ciel. Le vent, la steppe, les kilomètres… Je suis piégé dans la répétition identique de chaque seconde. Parfois des nuages décident de faire un raid sur la terre des hommes. Alors, au vent contraire et à la morne steppe s’ajoute le gris du ciel. Et dans cette permanence des heures et des lieux, je sens autour de moi l’énergie se dissoudre. Comme dans une vie où rien ne laisse penser que le jour à venir différera de la veille. La steppe crée le désert en moi.

L’énergie humaine se nourrit de changement. Selon Bergson, « l’immense efflorescence d’imprévisible nouveauté » allège la lourde marche de la « durée ». Dans une vie, le feu roulant de la nouveauté brise les chaînes de la monotonie et donne aux jours leur puissance. L’énergie de l’existence se trouve contenue dans la propre propre incertitude de son déroulement. Comme il est impossible de prédire ce qui va advenir, chaque instant se crée et se recrée et abolit ainsi toute fatalité. La joie de l’expérience intérieure est de se laisser féconder, comme un terreau propice, par des émotions inconnues, portées par le vent des hasards. Au-delà des destinées individuelles, la grandeur de l’Histoire, sa liberté, se tient dans cette imprévisibilité des actes humains. Une décision politique provoquera ainsi une cascade de conséquences inconnues.

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(…)
Le principe qui s’oppose le plus radicalement à l’énergie de la nouveauté jaillissante c’est l’habitude. L’enfermement de l’être sous le couvercle d’heures et de lieux épuisés de se ressembler trop.

Pour avancer dans le couloir du temps, il faut donc choisir son camp en saisissant son arme : soit un bouclier frappé au blason de l’habitude, soit une épée tranchante pour faucher l’obscure lumière de l’imprévisible.
Le voyage constitue le terrain idéal de la nouveauté. Le vagabond y combat à chaque instant le racornissement. Son chemin est pavé d’imprévu.

Le voyage, l’intervalle entre les habitudes de l’homme.
Les Sarmates et les Scythes dont je foule l’ancienne aire, les racleurs d’horizons et les nomades du monde entier se sont adaptés corps et âme à l’imprévu. Ils avancent sereins, préparés à l’affronter. Le sédentaire, lui, s’est installé pour l’abolir.

Pourtant, lors de ces quelques jours de lutte dans le vent de l’Oustiourt kazakh, la carapace des steppes sur lesquelles glissent de mornes heures retire à mon voyage sa puissance énergétique. Ce désert, laboratoire de la biostasie est un terreau propice à l’habitude. Tout y est cuirassé d’ennui. Je pense à ces kazakhs croisés dans les hameaux de Kamennoe, Sayötesh et Zharmyshs, anciens nomades libres, aujourd’hui sédentarisés entre les quatre murs d’une maison de ciment. Ils savent exactement de quel pain sera pétrie leur journée du lendemain. Et ils n’attendent rien du jour d’après car celui de la veille ne leur a pas donné le goût du présent.

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Sylvain Tesson
Éloge de l’énergie vagabonde
Pocket.2009

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