Peut-être pleurait-il sur les occasions perdues, par pure envie frustrés de paternité, par une étrange jalousie d’un chagrin qu’il ne connaîtrait jamais. L’homme, même le marin, est un animal capricieux, créature et victime des occasions perdues. Mais il me rendit honteux de mon insensibilité. Je ne pleurais pas.
J’écoutais avec un détachement effroyablement critique ce service que j’aurais dû lire moi-même une ou deux fois pour des hommes semblables à des enfants, qui étaient morts en mer. Les mots d’espoir et de défi, ces mots ailés si éloquents dans l’immensité libre de la mer et du ciel, me semblaient tomber avec lassitude sur la petite tombe. A quoi bon demander à la mort où était son aiguillon devant son petit trou sombre creusé dans la terre ? Puis mes pensées m’échappèrent tout à fait, retrouvèrent le quotidien de la vie, pas même un quotidien bien noble – les navires, le fret, les affaires. Par l’inconstance de ses émotions, l’homme ressemble au singe d’une façon déplorable. Mes pensées m’écoeuraient – mais je pensais : trouverai-je rapidement un affrètement ? Les délais coûtent cher… Est-ce que Jacobus va vraiment me faire faire de bonnes affaires ?… Il faut que j’aille le voir demain ou après-demain…
N’allez pas croire que je poursuivais ces pensées d’une manière nette. C’était plutôt elles qui me poursuivaient ; vagues, brumeuses, inquiètes, pleines de honte. Elles manifestaient une obstination tenace, abominable, presque révoltante. et c’était la présence de ce shipchandler entêté qui les avait provoquées. Il se tenait, l’air pénétré, au milieu de notre petit groupe d’hommes de mer, et j’étais irrité par sa présence qui, en me faisant penser à son frère le négociant, me rendait scandaleux à mes propres yeux. Car, en réalité, j’avais encore des sentiments assez décents. C’était seulement mon esprit qui…
Joseph Conrad
Un sourire de la fortune. 1912
Ed Autrement / Litterature
Marseille. vieux Port. 1900