Sur quoi se fondent les élans migratoires ? Bien sûr : la guerre, la terreur, la peur, la souffrance économique, les désordres du climat… Mais aussi : sur l’appel secret de ce qui existe autrement. La plupart des migrants ont identifié le lieu d’une arrivée, qu’ils ont choisi ou qu’a choisi pour eux leur perception du monde. Ils sont habités par une vision surgie de la mondialité. Sans doute subjective partielle partiale, aliénée par les forces dominantes qui nous formatent l’imaginaire, mais vision tout de même. En eux, elle a rompu les verticalités du paysage, élargi au-dessus des frontières leur territoire vital. L’a installé dans l’ardeur d’une promesse. C’est cette vision qui rend leur élan impérial, tendu entre la vie et la mort et s’acceptant ainsi.
Cette vision est une autorité.
Elle ne sait lire aucune des anciennes limites.
Elle ne sait qu’inventer des passages, ouvrir des voies, aller dans une constance qui reste intacte même quand elle n’aboutit pas, qui se maintient comme ça, dessinant de son unique sillage une géographie neuve, ouverte sitôt le premier pas, atteinte au même instant, qu’ils labourent d’avance de leur seule intuition, qu’ils vivent avant de la connaître vraiment, qu’ils possèdent avant même d’arriver, et qui reste d’autant plus forte et réelle qu’elle se voit empêchée. C’est ce reflet, chère Jane, que tu as cru voir miroiter dans leurs yeux.
Patrick Chamoiseau
Frères migrants
Seuil. 2017
Photographie: Aris Messinis, Grèce
Visa d’or « News » du festival international de photojournalisme Visa pour l’Image 2016 de Perpignan, pour son travail sur l’arrivée massive de migrants sur l’île de Lesbos (Grèce) en 2015.