Demeure le corps

rien ne distingue l’oeuvre de l’agonie ; une seule et longue phrase regarde le soleil.

voici septembre, j’espère encore le temps d’un livre ; les crises agrippent le ciel

la convalescence, reflux de celui qui tient devant lui l’image de sa mort sous forme de renoncement, et la réalité de sa vie sous forme de désir ; ma douleur est-elle encore capable d’un tel miracle ; elle, flux et départ de celui qui serre sur sa poitrine l’image de sa vie sous forme d’abandon, et la réalité de sa mort sous forme de nécessité

les néons tressautent ; cette clarté chaotique, mi-tangible, mi-rêvée, définit ensemble la solitude et le désir

je voudrais réentendre la berceuse d’autrefois, la prière oubliée qui promettait la nuit

deux plaques d’acier coulissent, le jour et la nuit se croisent ; ce mouvement en ciseau soulève les nuages au-dessus de la mer et disperse en tous sens des éclats de métal ; les plus incandescents seront visibles sous peu, au coucher du soleil

la salle se referme comme un bec ; un froid atroce fait grincer les odeurs ; le traitement débute quand un projecteur, morsure d’argent, me couvre d’entailles et d’étincelles

j’essaie d’orienter l’effet ds antalgiques ; pourquoi faudrait-il s’affliger de ce qui est déjà si durement vécu; je longe l’humide prairie de la musique de Keiji Haino

un cavalier hante ce labyrinthe, il est empli de colère et chargé d’armes, mais il épargne ceux qu’il rencontre lorsqu’il lit dans leurs yeux l’amertume d’avoir perdu le ciel ; une après-midi que je me tenais immobile, implorant la maladie de me laisser partir, il s’est approché sans bruit ; les perles à son poignet frissonnaient comme des âmes ; il m’a touché l’épaule et l’espace d’une seconde je me suis cru exaucé ; je l’ai été, en un sens ; je me trouvais debout face à mon chagrin, lui aussi défaillant, aussi fragile que moi ; une tendresse inconnue s’est alors déployée, par-dessus la séparation qui sanctionne les êtres, parmi ceux qui éprouvent leur mortalité comme un lien

ma mère portait une blouse blanche lorsqu’elle me prenait dans ses bras

c’est presque trop beau ; le ciel grogne au loin ; un vent fort se lève, gorgé d’écailles et de perles ; une fenêtre claque, un rire traverse les étages

j’aimerais un verre d’eau et rester seul, maintenant ; les eucalyptus changent la nuit en parfum ; je laisse les tremblements s’envoler

la morphine emporte les couleurs ; qui pourrait nommer chacune des millions d’étoiles qui tombent derrière cette vitre noire

je regarde sans voir la trace laissée par un avion, une suite de vertèbres détachées par le vent

le cœur artificiel fonctionne à condition d’un cliquetis qui hache le quotidien ; je n’ai pas connaissance d’un rêve, d’une opinion, qui ne soient la traduction de ce bruit de métal

l’abdomen déchiré par la morphine déploie sa pieuvre de boyaux

il est trois heures, je respire doucement des échardes et de l’air ; je ne dis rien ; je lance une pierre ; le silence me rassure, il fait écho à la mort ; la chambre se tient dans la tiédeur

j’ai beau faire, je ne trouve aucun sens à cette légèreté que le vent m’apporte en survolant les marées

j’essaie alors de reprendre l’histoire de la petite personne recroquevillée à l’intérieur de chacun; l’exposition des faits tiendrait en quelques lignes

la douleur, légère barque d’os, me conduit tout à coup ; je perçois à nouveau mon rapport au langage ; le corps, soudain, se tient debout dans les fougères

 

Philippe Rahmy
Demeure le corps
Chant d’exécration
Cheyne éditeur.2008

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